Une des œuvres les plus importantes du cinéma fantastique muet, qui inspira Ingmar Bergman, Charlie Chaplin et Stanley Kubrick…
Au fil de sa longue carrière de réalisateur commencée en 1912, Victor Sjöström avait déjà eu l’occasion d’adapter à trois reprises les écrits de la romancière Selma Lagerlöf (avec La Fille de la Tourbière en 1917, La Voix des ancêtres en 1919 et La Montre brisée en 1920). Pour sa quatrième adaptation du même auteur, Sjöström aimerait changer de cadre (rural jusqu’alors) et jette son dévolu sur « Le Charretier de la mort » (publié en 1912). L’écrivaine est perplexe, pas certaine qu’un film puisse montrer avec conviction les phénomènes surnaturels décrits dans son livre. Pour la convaincre, le réalisateur se lance dans une session marathon d’écriture pendant une semaine, puis s’invite dans le manoir de Lagerlöf pour lui lire son script à voix haute pendant deux heures avant de s’écrouler sur son canapé, épuisé. La romancière lui offre un verre, convaincue. Voilà comment s’amorce la production de La Charrette fantôme. Pleinement investi dans son film, Sjöström veut non seulement l’écrire et le réaliser mais aussi y jouer le rôle principal, celui d’un homme ayant passé sa vie à faire de mauvais choix jusqu’à sombrer dans la misère et la méchanceté la plus primaire. Pour pleinement s’investir dans le personnage, il se déguise lui-même en vagabond et erre au milieu de la populace à l’abandon qui vit dans les bidonvilles de Stockholm. Lorsqu’il se sent prêt, le tournage peut commencer.
Ce qui surprend d’emblée, dans La Charrette fantôme, c’est sa structure narrative constituée d’une série de flash-backs enchâssés les uns dans les autres. Très audacieux, ce parti pris scénaristique permet de mieux cerner les conséquences des actes de chacun et l’effet domino qui en découle. Nous suivons donc en parallèle, à travers des chronologies différentes, plusieurs intrigues liées étroitement entre elles. Il y a d’abord l’agonie de sœur Edith, frappée de tuberculose et sur le point de rendre son dernier souffle le soir de la Saint Sylvestre, et dont l’ultime vœu est qu’on fasse venir à son chevet un certain David Holm. Il y a ensuite ce fameux David Holm, dont la vie de famille heureuse et idyllique bascula lorsqu’il sombra dans l’alcool, le conduisant vers la prison et provoquant la déchéance de son propre frère devenu assassin sous sa mauvaise influence. Il y a enfin Georges, un vagabond mort sur le coup de minuit un soir de réveillon et désormais devenu conducteur de la charrette fantôme. « Pour lui, une seule nuit est aussi longue que cent ans sur terre », nous dit-on. Son triste devoir est de récupérer les corps de tous les trépassés de l’année (les riches solitaires suicidés, ceux qui se noient dans la mer tumultueuse) et de les transporter dans son sinistre attelage jusque vers l’au-delà. Toutes les pièces du puzzle finissent par se rassembler au sein de cette narration atypique.
Le cocher de l’au-delà
C’est sous les atours classiques de la Mort qu’est représenté le cocher de la charrette fantôme. Il porte donc la capuche et la grande faux de circonstance, tiré par un cheval cadavérique aux côtes apparentes. Pour renforcer leur caractère spectral, Victor Sjöström décide que le charretier et son attelage – tout comme le corps astral des trépassés – doivent être transparents et évoluer au milieu de décors qui, eux, ne le sont pas. Ce choix artistique implique des effets spéciaux complexes, à une époque où les trucages en sont encore à leurs balbutiements. Il est donc nécessaire de filmer les éléments séparément, en rembobinant la pellicule dans la caméra pour l’exposer plusieurs fois. Ce procédé laborieux rallonge considérablement le temps de fabrication du film mais nous offre de magnifiques tableaux surréalistes, comme le cocher qui récupère un corps dans les fonds marins. Le film nous permet de mesurer les talents d’acteur du réalisateur, tour à tour drôle, bouleversant ou terrifiant. Une scène en particulier marque les esprits : celle où, gorgé d’alcool, il s’empare d’une hache pour défoncer une porte derrière laquelle s’affolent sa femme et ses enfants, comme si La Charrette fantôme annonçait Shining avec soixante ans d’avance. Or Kubrick a effectivement tenu à rendre un hommage direct à Victor Sjöström en reproduisant quasiment à l’identique cette scène dans son adaptation libre de Stephen King. Il n’est pas le seul à avoir puisé son inspiration dans cette œuvre séminale. Ingmar Bergman avoue que son influence plane directement sur Le Septième Seau. Quant à Charlie Chaplin, il a carrément décrété que La Charrette fantôme était le meilleur film de tous les temps !
© Gilles Penso
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