Dans cette fable musicale inclassable, Roy Scheider incarne un chorégraphe côtoyé de près par la Mort
ALL THAT JAZZ
1980 – USA
Réalisé par Bob Fosse
Avec Roy Scheider, Jessica Lange, Leland Palmer, Ann Reinking, Cliff Gorman, Ben Vereen, Erzsebet Foldi
THEMA MORT
Que le spectacle commence est un objet filmique insaisissable, en ce sens qu’il constitue probablement l’une des autobiographies les plus atypiques de l’histoire du cinéma. Cette œuvre rétive aux étiquetages, à mi-chemin entre la comédie musicale, le documentaire et le conte fantastique, surprend d’autant plus que le légendaire chorégraphe et réalisateur Bob Fosse a choisi Roy Scheider, spécialiste du cinéma d’action populaire des années 70 (Les Dents de la mer, French Connection, Marathon Man) pour incarner son alter ego. Mais la surprise cède vite le pas à l’évidence, tant le comédien parvient à s’approprier corps et âme le personnage. Charismatique en diable, tout de noir vêtu, une cigarette vissée à la bouche, Scheider incarne donc Joe Giddeon, maître d’œuvre des spectacles musicaux les plus tendance de Broadway.
La dureté du milieu nous est exposée dès les premières minutes, au cours d’une audition captée avec le naturalisme cru d’un reportage. Saturant par leur présence fourmillante les planches d’un théâtre, cent danseurs suent sang et eau pour prouver leur valeur, tandis que leur multitude se réduit progressivement jusqu’à atteindre le chiffre dérisoire d’une demi-douzaine. Gideon est sur le point de placer sous le feu des projecteurs un spectacle grandiose, volontairement provocant, qu’il envisage comme l’apothéose et l’achèvement de sa carrière. Car le brillant chorégraphe a bien conscience que ses jours sont comptés. Ayant abusé au-delà du raisonnable de l’alcool, de la drogue et des femmes, il sait que la mort l’attend quelque part dans les coulisses. A ce stade, le processus de mise en abîme devient vertigineux, car l’auteur de Cabaret et Lenny est lui-même en bout de course à la fin des années 70, rongé par les mêmes vices que son avatar fictionnel. Et si Que le spectacle commence n’est pas son œuvre cinématographique ultime (il aura encore le temps de signer Star 80 avant de passer l’arme à gauche), il s’agit sans conteste de son film testament.
Un film testament
Or au lieu de se livrer à un bilan pragmatique et objectif, le cinéaste emprunte la voie du fantastique onirique. Jessica Lange prête ainsi son sourire et sa candeur à une Mort séduisante qu’on jurerait surgie d’une chanson polissonne de Georges Brassens. Cette camarde paisible, qui a troqué la faux et le suaire contre une robe de mariée diaphane, s’entretient régulièrement avec Gideon, nimbant de surréalisme un récit par ailleurs extrêmement réaliste. Plus l’intrigue se noue, plus les frontières entre le monde réel et l’au-delà fantasmé deviennent poreuses, jusqu’à l’infarctus inévitable de Gideon. Au lieu de se désamorcer mutuellement, les deux facettes du film s’enrichissent et se renforcent davantage. Lorsque les séquences chirurgicales douloureuses s’alternent avec des chorégraphies enjouées situées dans un purgatoire volontairement kitsch, c’est toute l’absurdité et la dérision de l’existence qui s’exposent à l’écran. Palme d’Or en 1980 (ex-æquo avec Kagemusha d’Akira Kurosawa), Que le spectacle commence est également récipiendaire de quatre Oscars, et n’en finit plus de nous émerveiller en se parant au fil des ans d’une patine irrésistible.
© Gilles Penso
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