Trois ans après 2001 l’Odyssée de l’espace, Stanley Kubrick s’ancre sur la terre ferme pour livrer une satire cruelle et sans concession d’une société déshumanisante
A CLOCKWORK ORANGE
1971 – GB
Réalisé par Stanley Kubrick
Avec Malcolm McDowell, Patrick Magee, Michael Bates, Warren Clarke, John Clive, Adrienne Corri, David Prowse
THEMA MEDECINE EN FOLIE
Après son odyssée spatiale, Stanley Kubrick décide de s’attaquer à un autre projet pharaonique narrant la vie de Napoléon Bonaparte. Mais ce film d’époque ne voit pas le jour, et le cinéaste se plonge alors dans le roman « L’Orange Mécanique » d’Anthony Burgess que lui a glissé le scénariste Terry Southern en espérant en tirer un long-métrage. Peu intéressé à priori par ce récit d’anticipation aux fortes connotations autobiographiques, Kubrick est pourtant happé dès les premières pages et se laisse transporter par la prose surprenante de Burgess. Orange mécanique est donc une adaptation fidèle du roman que Burgess écrivit en 1962. L’écriture du script, signée par Kubrick lui-même, est d’autant moins aisée que le livre, raconté à la première personne, emprunte un argot étrange inventé de toutes pièces, riche en néologismes aux consonances russes. Conformément au texte original, le spectateur suit cette sordide histoire à travers les yeux d’Alex, chef d’un quatuor de voyous londoniens qui sont responsables d’agressions violentes, en particulier auprès des personnes âgées et des clochards. Une discorde sépare le groupe et Alex, au moment où il s’en prend à une riche femme excentrique entourée de chats et de sculptures en forme de phallus, est abandonné par ses compagnons. Emprisonné, il accepte d’être le cobaye d’une expérience scientifique destinée à éliminer les pulsions violentes chez les individus. Il se retrouve bientôt attaché dans une salle de cinéma, un casque à électrodes sur la tête, les yeux maintenus grand ouverts, face à un écran projetant des images atroces sur une musique de Beethoveen, son compositeur favori. Relâché dans la société à l’issue du traitement, Alex est sapé de toute sa violence et déteste Beethoveen. Mais ses anciennes victimes ne l’ont pas oublié, et le bourreau se mue bientôt en victime…
Kubrick était jusqu’alors habitué aux tournages à rallonge, multipliant les prises par dizaine jusqu’à obtenir le résultat parfait. Mais dans le cas d’Orange mécanique, le cinéaste révise quelque peu ses méthodes, comme si le modernisme rétro-futuriste du récit l’incitait à filmer plus vite et plus instinctivement. De fait, le tournage d’Orange mécanique, situé entre septembre 1970 et avril 1971, aura été le plus court de toute sa carrière, la logistique étant facilitée par le fait que la plupart des séquences se déroulent à Londres et dans sa banlieue. Cette relative spontanéité transparaît dans le jeu de Malcolm McDowell, que Kubrick sélectionne après l’avoir vu dans If, et qui trouve ici le rôle le plus marquant de toute sa carrière, dotant son personnage pourtant détestable d’une sympathie irrésistible. Ce sentiment est renforcé par le fait qu’aucun des personnages du film n’est plaisant, et donc impropre au phénomène d’identification. C’est là que réside une grande partie du malaise distillé par le film. Certes, le ton est satirique, comme souvent chez Kubrick, mais le cynisme ne tempère nullement la violence de certaines scènes, en particulier l’agression du couple Alexander, un épisode douloureux qui fut inspiré à Anthony Burgess par l’agression réelle dont sa femme fut victime en 1944.
Autocensure
Le titre surréaliste apparaît comme la métaphore de l’homme, fruit de la nature altéré par les mécanismes de la société, mais cette image n’est clairement définie que dans les pages du roman, le film ne s’embarrassant pas d’expliquer ce qu’est une orange mécanique. Kubrick profite surtout de ce postulat science-fictionnel pour dresser un portrait vitriolé des grandes institutions (police, armée, science, médecine, système judiciaire…), retrouvant là la verve caustique de Docteur Folamour et Les Sentiers de la gloire. L’inconfort permanent que suscite le film trouve sa résonnance dans une bande son qui recycle des morceaux classiques réorchestrés électroniquement. Très avant-gardiste pour l’époque, cette démarche s’avère totalement cohérente avec le sujet central du film – et avec son titre : la nature (l’instrument acoustique) dénaturée par la technologie (le synthétiseur). Cette idée n’est pourtant pas immédiate. Initialement, Kubrick souhaite utiliser des morceaux du répertoire classique, comme il l’avait fait pour 2001. Mais en écoutant les expérimentations de Wendy Carlos, interprétant des morceaux baroques au synthétiseur mood pour l’album « Switched on Bach », il décide de lui confier la bande originale d’Orange mécanique. Celle-ci revisite donc des pièces célèbres de Beethoveen, Rossini, Purcell et Elgar, avec ce fameux synthétiseur qu’utilisa deux ans plus tôt John Barry pour la musique d’Au service secret de Sa Majesté. Voyant son film taxé de violence gratuite et complaisante, voire récupéré par certains mouvements d’extrême droite, Kubrick préfère interdire Orange mécanique sur le territoire britannique à partir de 1974 plutôt que de consentir à en sortir une version raccourcie et dénaturée. Cette autocensure prendra fin en 1999, date de la mort du cinéaste. Aujourd’hui, ce classique inclassable n’a rien perdu de son impact. Les fantasticophiles y glanent même quelques clins d’œil inattendus, comme la pochette du disque de 2001 l’odyssée de l’espace chez un disquaire, un extrait du cataclysme d’Un million d’années avant JC au milieu des fantasmes destructeurs d’Alex, et la présence musclée de David Prowse, futur Dark Vador !
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