Et si l’acteur embauché pour jouer le rôle principal du Nosferatu de F.W. Murnau avait été un véritable vampire ?
L’idée était folle et personne n’y avait pensé avant : que se serait-il passé si Max Schreck, l’acteur rendu célèbre pour avoir incarné le rôle principal du Nosferatu de 1922, avait été un vrai vampire ? Steven Katz, scénariste des séries Fallen Angels et De la Terre à la Lune, se lance dans l’écriture d’une histoire reposant sur ce concept. Ainsi naît L’Ombre du vampire, premier film produit par Nicolas Cage qui envisage un temps d’incarner Schreck lui-même mais cède finalement la place à Willem Dafoe (Cage avait déjà flirté avec le thème dans Embrasse-moi vampire). Derrière la caméra, on trouve le cinéaste E. Elias Merhige, connu de la scène underground pour ses films expérimentaux et ses clips (avec Marilyn Manson notamment). Aucun des membres clés de la production ne semble finalement dans son élément habituel, et c’est sans doute ce qui explique le caractère inattendu du film, ainsi que sa profonde originalité. Bien sûr, la rumeur selon laquelle le comédien était un suceur de sang ne repose sur rien, Schreck ayant joué dans de nombreux films et pièces de théâtre avant Nosferatu et ayant poursuivi sa carrière jusqu’à sa mort en 1936. Mais L’Ombre du vampire traite cette idée avant tant de sérieux et de minutie qu’on y croirait presque.
Le film commence à Berlin en 1921. John Malkovich (qui fut un effrayant docteur Jekyll dans Mary Reilly) incarne le cinéaste Friedrich Wilhelm Murnau, perfectionniste en diable qui se presse de terminer les prises de vues en studio de Nosferatu pour pouvoir poursuivre le tournage dans des extérieurs réels plus proches de sa vision naturaliste du roman « Dracula » qu’il est en train d’adapter officieusement. À ses côtés, Udo Kier (qui tint lui-même le rôle-titre dans Du sang pour Dracula) veille au grain dans le rôle du producteur et directeur artistique Albin Grau. Catherine McCormack, future héroïne de 27 semaines plus tard, incarne quant à-elle la comédienne Greta Schröder, présentée ici comme beaucoup plus célèbre qu’elle ne le fut en réalité (d’où un comportement proche parfois de celui d’une diva). L’Ombre du vampire ressemble donc de prime abord à un biopic légèrement romancé, une reconstitution relativement fidèle des conditions de tournage du Nosferatu des années 20. Mais dès que l’équipe s’installe dans un village tchèque aux traditions ancestrales et à la superstition tenace, le trouble s’installe et l’œuvre de fiction commence à présenter une inquiétante porosité avec la « réalité »…
Réalité ou fiction ?
Peu à peu, L’Ombre du vampire quitte ses atours de « making of » fictionné pour fusionner avec le film tourné lui-même. Plus l’intrigue avance, plus l’œuvre de Merhige finit par ressembler à un remake de Nosferatu, évoquant du même coup la version de Werner Herzog. Max Schreck lui-même tarde à se montrer. Il faut d’abord le napper d’un voile de mystère, évoquer un comédien étrange dont personne n’a entendu parler, tellement obsédé à l’idée de jouer son rôle avec conviction qu’il refuse de se mêler au reste de l’équipe, ne quitte jamais son maquillage, ne veut tourner que la nuit. Murnau le présente comme un adepte de la méthode d’acteur de Constantin Stanislavski, modèle du futur « Actor’s Studio » qui pousse les comédiens à s’immerger dans la réalité de leur personnage. Mais tout ça n’est qu’un leurre. Max Schreck est un vrai vampire, affaibli, malingre, désespéré et malgré tout redoutable. Sa malédiction est d’être un vieil homme à la vie éternelle, condamné à vivoter du sang des charognes qui s’offrent à lui. C’est une créature désespérée et pathétique que campe Willem Dafoe, méconnaissable sous le maquillage concocté par Julian Murray et Pauline Fowler (qui avaient œuvré quelques années plus tôt sur le Frankenstein de Kenneth Branagh). La mort et la désolation vont donc s’abattre sur ce tournage que Murnau entend bien mener à son terme, quels qu’en soient les dommages collatéraux. Et tandis que le final de L’Ombre du vampire se superpose définitivement avec celui de Nosferatu, la pulsion créatrice atteint son point de non-retour, avec une question perturbante laissée en suspens : quel pacte diabolique un artiste est-il prêt à conclure pour perfectionner l’œuvre de sa vie ?
© Gilles Penso
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