Un ouvrier bloqué au fond d’une mine découvre que toute vie a disparu à la surface de la terre. Est-il le dernier survivant ?
THE WORLD, THE FLESH AND THE DEVIL
1959 – USA
Réalisé par Ranald MacDougall
Avec Harry Belafonte, Inger Stevens, Mel Ferrer
THEMA FUTUR I CATASTROPHE
Au milieu des années cinquante, Harry Belafonte est au sommet de sa popularité. Sacré « Roi du Calypso » grâce au succès planétaire de son troisième album, le chanteur a fait se déhancher de nombreuses générations (Tim Burton s’en souviendra en intégrant quelques-uns de ses tubes dans Beetlejuice). Artiste complet, Belafonte fait aussi l’acteur, notamment dans la série Sugar Hill Times et dans Carmen Jones d’Otto Preminger. Alors qu’il vient de monter sa compagnie HarBel Production, il initie le film Le Monde, la chair et le diable dont la mise en scène est confiée à Ranald MacDougall, alors surtout connu pour ses travaux de scénariste (Le Crime était presque parfait, Le Grand alibi, Quand la Marabunta gronde). S’il emprunte son titre à un essai futuriste de l’écrivain irlandais John Desmond Bernal, qui présente « le monde, la chair et le diable » comme les « trois ennemis de l’âme rationnelle », le film de MacDougall s’inspire principalement de deux autres sources littéraires : « Le Nuage pourpre » de Matthew Phipps Shiel et « End of the World » de Ferdinand Reyher. Malgré cette triple influence, le scénario est une création originale. Engagé pour la cause humanitaire, militant pour les droits civiques, Belafonte profite de l’occasion pour déployer via le prisme de la science-fiction un discours pacifiste, antiraciste et progressiste.
L’acteur/chanteur/producteur incarne Ralph Burton, un ouvrier bloqué au fond d’une mine de Pennsylvanie après un éboulement. Les communications étant coupées, il parvient à se hisser à la surface pour faire un constat incroyable : tout signe de vie a disparu. Un cataclysme nucléaire semble avoir eu lieu. Il se rend alors à New York pour y trouver la Grosse Pomme totalement déserte. Courant comme un dératé dans des rues désespérément vides, jonchées des souvenirs dérisoires d’existences passées (déchets, valises, journaux, véhicules abandonnés), un compteur Geiger à la main, il hurle « je suis vivant ! », klaxonne, tire des coups de feu en direction des buildings qui ne lui renvoient qu’un silence indifférent. L’église déserte où il pénètre n’est d’aucun réconfort. Il prend alors son parti de la situation, se crée un chez-soi confortable et ludique et peuple sa solitude avec des mannequins en plastique qui lui tiennent compagnie. Mais le spectateur a un coup d’avance sur Ralph : il y a une autre survivante prénommée Sarah (Inger Stevens), une jeune femme qui l’observe de loin sans oser aller à sa rencontre. Lorsqu’enfin leurs chemins se croisent, une barrière invisible semble vouloir les séparer : celle des conventions et de la bienséance. Ils sont jeunes, beaux, peut-être les derniers êtres humains de la planète, et pourtant il semble impossible de les envisager comme un couple. « Faut-il la fin du monde pour prouver ce que je vaux ? » dit Ralph en colère à une Sarah qui ne se rend même plus compte des préjugés avec lesquels elle vit. Mais lui-même se réfrène à cause de cette satanée barrière sociale. De fait, sans cette situation inédite, cet ouvrier noir et cette femme blanche n’auraient même pas croisé leurs regards. Et tandis que cette parade s’installe, faite de sous-entendus, de gêne et d’embarras, un troisième larron entre en scène : Ben Thacker (Mel Ferrer), qui débarque en bateau à Manhattan et se joint à eux. « Nous sommes deux et elle est seule, qu’allons-nous faire ? » résume primairement le nouveau-venu. L’inévitable triangle s’installe. Un remake du « Huis-clos » de Jean-Paul Sartre est-il en train de se jouer ? À moins qu’il ne s’agisse d’un avant-goût de Jules et Jim ?
L’enfer, c’est les autres
Serti dans un beau CinemaScope en noir et blanc photographié par Harold J. Marzorati (alors plutôt spécialisé dans le western et le film noir), Le Monde, la chair et le diable nous assène très tôt des visions post-apocalyptiques d’autant plus frappantes qu’elles sont réalistes : des centaines de voitures sans occupant amassées partout dans les rues, les artères habituellement foisonnantes de New York désormais désertes… Pour donner corps à cette fin du monde, Ranald MacDougall tourne très tôt le matin, entre 4 et 6 heures, avec une équipe réduite et un matériel léger, afin de capter des séquences insolites avant que les habitants ne s’éveillent et ne peuplent la cité encore endormie. Quelques efficaces peintures sur verre supervisées par Matthew Yuricich (Planète interdite, La Mort aux trousses, Ben-Hur) complètent l’illusion. Conceptuellement, la manière dont le film aborde l’holocauste nucléaire est surprenante. Toute la population est morte mais aucun corps n’est visible, comme si l’enveloppe charnelle s’était effacée en même temps que la vie. Ce choix, probablement dicté en partie pour des raisons budgétaires, renforce l’abstraction du récit, muant Le Monde, la chair et le diable en une sorte de mise en garde symbolique contre les préjugés, la méfiance et la paranoïa. A l’aube de la crise des missiles de Cuba, cette apologie de la fraternité (qui s’achève par « The Beginning » en lieu et place du traditionnel « The End ») aurait dû faire mouche. Mais le public ne se déplaça guère pour découvrir le film, qui attendra un peu avant d’acquérir son statut de classique du genre.
© Gilles Penso
Partagez cet article