LES CHIENS (1979)

À travers cette fable inquiétante, Alain Jessua dénonce les dérives sécuritaires de ses semblables

LES CHIENS

 

1979 – FRANCE

 

Réalisé par Alain Jessua

 

Avec Gérard Depardieu, Victor Lanoux, Nicole Calfan, Pierre Vernier, Fanny Ardant, Philippe Klébert, Régis Porte, Gérard Séty, Philippe Mareuil

 

THEMA MAMMIFÈRES

C’est à Milan, pendant l’enregistrement de la musique de son thriller Armaguedon, qu’Alain Jessua développe l’idée de son long-métrage suivant. Le soir, il s’étonne de voir autant de chiens tenus en laisse dans les rues ou près des terrasses de café. En discutant avec les autochtones, il découvre que les gens les plus âgés font tous l’acquisition d’un animal de garde pour éviter d’être agressés. L’imagination du cinéaste se met en branle et accouche bientôt du scénario des Chiens, qui sera co-écrit avec André Ruellan. L’action se situe dans une ville nouvelle de l’Yonne, même si en réalité le tournage se déroulera dans un quartier récent de Torcy. Le personnage central du film est le docteur Henri Ferret (Victor Lanoux), qui vient tout juste de s’installer dans la région, et qui sera le pôle d’identification idéal des spectateurs. Dès ses premières consultations, le brave médecin s’étonne du nombre anormal de morsures dont sont victimes ses patients. Il finit par comprendre que la majorité des habitants de la ville ont acheté des chiens pour se prémunir des agressions nocturnes. Leur fournisseur est un notable très respecté, Morel (Gérard Depardieu), qui tient un vaste chenil dans les bois et dresse les bêtes pour les muer en véritables armes mortelles. Entre les deux hommes, une relation complexe va se nouer…

La force du film – et la source principale du malaise qu’il provoque – repose sur sa capacité à jouer sans cesse sur l’ambigüité des sentiments. Si Victor Lanoux campe un protagoniste sympathique et attachant, il nous est difficile de ne pas être plus attirés encore par le charisme passionné et la flamme intense qui anime Gérard Depardieu, pourtant clairement présenté comme l’antagoniste du récit. Quant à la jeune femme campée par Nicole Calfan, victime d’un viol dès le début du métrage et donc objet de toutes les empathies, elle se laisse tenter par l’acquisition d’un chien afin de se protéger et se transforme peu à peu en furie assoiffée de sang, prompte à lancer son animal à l’assaut des potentiels agresseurs. Quand un berger allemand se jette sur un violeur dans le but manifeste de le faire passer de vie à trépas, faut-il exulter ? Lorsqu’une meute hurlante se rue sur un voleur de voitures ou sur un jeune délinquant pour les réduire en charpie, que penser ? Dans ce contexte trouble où le manichéisme se voile, Alain Jessua questionne les instincts de survie de ses semblables et leur propension à préférer la sécurité à la liberté… quitte à laisser les crocs se refermer sur des fuyards dont la culpabilité restait à prouver.

Les instincts primaires

Si l’argument des Chiens est à priori réaliste, le traitement du film le laisse régulièrement basculer dans une atmosphère insolite qui tutoie de près le fantastique. Dès l’entame, les codes du cinéma d’horreur sont convoqués au moment de l’agression nocturne de Nicole Calfan, calquant fidèlement sa mise en forme sur les effets de style du slasher alors très en vogue outre-Atlantique. Lorsque plus tard plusieurs propriétaires de chiens de garde organisent en pleine nuit des combats contre de jeunes rebelles équipés de protections précaires, dans des rues désertes aux allures presque post-apocalyptiques, une note de sinistre surréalisme s’invite. Et lors du climax, alors que résonnent les tambours tribaux d’un groupe de travailleurs immigrés, un flash-back mue Morel et ses disciples en émules du maléfique comte Zaroff. Ces chasseurs d’hommes au regard fou et à la mâchoire tremblante ne finissent-ils d’ailleurs pas par fusionner avec leurs bêtes ? Cette lycanthropie latente prend une tournure troublante au cours d’une séquence de dressage où Nicole Calfan entraîne son chien à attaquer Gérard Depardieu. Tandis que retentissent les aboiements hystériques de l’animal, des gros plans successifs isolent la jeune femme qui exulte et l’homme qui soupire, comme s’ils faisaient l’amour, revenant momentanément à l’état le plus primitif sous les assauts répétés de la bête qui va et vient entre eux. Le film s’achève sur le regard écarlate d’un chien-loup qui fixe le spectateur droit dans les yeux, comme pour l’interroger sur ses propres penchants bestiaux.

 

© Gilles Penso



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