

Dans cette version tchèque qui s’éloigne des codes du conte de fées, la Bête est une créature effrayante à tête de rapace…
PANNA A NETVOR
1978 – TCHECOSLOVAQUIE
Réalisé par Juraj Herz
Avec Zdena Studenkova, Vlastimil Harapes, Vaclav Voska, Jana Brejchova, Zuzana Kocurikova, Marta Hrachovinova, Vit Olmer, Jan Preucil, Frantisek Svacina
THEMA CONTES
À la fin des années 60, Juraj Herz fait beaucoup couler d’encre avec L’Incinérateur de cadavres, un film cynique et désenchanté qui reflète sa propre expérience de rescapé des camps de la mort nazi. Mais après l’occupation soviétique successive au Printemps de Prague, la censure veille au grain et il n’est plus possible d’aborder de manière si frontale des sujets aussi politiques au sein de la cinématographie tchèque. Herz décide alors de s’appuyer sur la métaphore pour poursuivre sa démarche artistique. Quoi de plus innocent que « La Belle et la Bête », récit pour enfants universel traduit dans toutes les langues du monde ? Si ce n’est que son approche du conte n’aura rien de féerique. Pour les besoins du film, Herz fait construire un très couteux décor de château gothique au sein des studios Barrandov. Cette édification n’est envisageable qu’à condition de l’amortir avec un autre long-métrage. Le cinéaste accepte le défi et y tourne deux films simultanément : La Belle et la Bête et Le Neuvième cœur. Sa relecture du célèbre conte popularisé par Madame Leprince de Beaumont reprend dans les grandes lignes la trame que nous connaissons. Nous avons donc affaire à un commerçant qui croule sous les dettes alors que ses deux filles aînées sont sur le point de se marier. Tandis que les huissiers vident sa maison, le pauvre homme décide de partir vers la ville la plus proche pour vendre son dernier bien : un portrait de sa défunte épouse.


La Belle et la Bête de Juraj Herz se distingue très tôt par son caractère effrayant et mélancolique, triste et singulier. Les décors naturels y apparaissent sales, lugubres, gris. La photographie est presque achrome, comme pour accentuer le spectacle désolant d’une forêt aux arbres calcinés, d’un ciel sans soleil, d’une nature à l’agonie. La musique elle-même est funèbre, rythmant un générique déstabilisant qui égrène des peintures macabres. Si, en comparaison, la place du marché dans laquelle démarre le film semble joyeuse, on y massacre du bétail et on y patauge dans la boue. On se croirait presque dans le moyen-âge crasseux de Jabberwocky. Bref, nous voilà bien loin de la poésie lumineuse de Jean Cocteau – et encore plus loin des variantes que proposera plus tard le studio Disney. On ne s’étonne donc pas de voir le voyage du commerçant emprunter les voies du cinéma d’épouvante. Après avoir traversé la forêt noire enchantée, il se retrouve dans un château sinistre au pied duquel bouillonne un étang brumeux. L’homme se réchauffe au coin du feu, se désaltère, se nourrit et y passe la nuit. Au matin, en échange du tableau, le mystérieux châtelain le couvre d’or et de bijoux. Mais le marchand a la mauvaise idée de cueillir une rose pour la ramener à sa fille cadette Julie. Il scelle ainsi son destin…
La Vierge et le Monstre
La Bête n’apparaît qu’en vue subjective au début du métrage. Seul le regard épouvanté du marchand permet d’imaginer son apparence repoussante. Quand elle débarque dans le château et qu’elle perd connaissance, Julie s’imagine en train de danser avec un beau prince au ralenti. Mais le réveil est plus rude, et la main griffue qui s’approche de sa gorge n’augure rien de bon. C’est au beau milieu du film que la Bête paraît enfin, révélant ses traits d’oiseau de proie humanoïde horriblement surréaliste, s’éloignant volontairement des représentations félines que nous connaissons. La vision de cette homme-rapace qui chevauche au milieu des arbres morts de la forêt crépusculaire a quelque chose de très perturbant, surtout lorsqu’il prend en chasse une biche pour satisfaire ses appétits. Tourmentée par une voix intérieure qui l’incite à oublier ses élans romantiques pour satisfaire ses besoins bestiaux primaires, cette créature est autant pathétique que terrifiante. Mais lorsqu’elle effleure ses griffes, Julie les transforme en mains humaines. La Belle est donc elle-même un élément magique. Aurait-elle le pouvoir de muer ce monstre en prince de ses rêves ? Et si cette Bête n’existait que dans sa tête, n’était qu’une projection de son inconscient ? Bardé de symboles psychanalytiques et ouvert à toutes les interprétations, ce film fascinant (dont le titre original peut se traduire par « La Vierge et le Monstre ») est une alternative très recommandable au chef d’œuvre de Jean Cocteau.
© Gilles Penso
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