La première partie de l’adaptation de la comédie musicale racontant la jeunesse de la méchante sorcière de l’ouest du Magicien d’Oz…
WICKED
2024 – USA
Réalisé par Jon M. Chu
Avec Cynthia Erivo, Ariana Grande, Jeff Goldblum, Michelle Yeoh, Jonathan Bailey, Marissa Bode, Peter Dinklage
THEMA CONTES
Wicked est l’adaptation d’une comédie musicale à succès qui se joue à New-York et Londres depuis 2003, elle-même tirée du roman homonyme de Gregory Maguire, auteur prolifique qui, à plusieurs reprises, a revisité les contes pour en renverser le manichéisme. Il imagine ici la jeunesse d’Elphaba (Cynthia Erivo) (un nom dérivé phonétiquement des initiales de L. Frank Baum, l’auteur des romans originaux) et les circonstances qui l’amèneront à devenir la tristement célèbre sorcière de l’Ouest, incarnée par Margaret Hamilton dans le Magicien d’Oz. Wicked débute d’ailleurs là ou s’achevait le classique de Victor Fleming, les habitants de Munchkinland célébrant la mort de la vilaine à la peau verte, une victoire qui laisse néanmoins un goût amer à la bonne sorcière du Sud, Glinda (Ariana Grande, succédant à Billie Burke), qui se remémore l’amitié qui la liait jadis à Elphaba, lorsque toutes les deux étudiaient à l’Université de magie de Shiz. Wicked ne reprend que le premier acte de la comédie musicale, pour une durée pourtant égale au show complet et un second film à sortir en décembre 2025. Si on pouvait craindre légitiment que la sauce s’en trouverait diluée, il n’en est rien : conservant toute la richesse dramatique et thématique du texte original, le réalisateur Jon M. Chu a ainsi le temps (et les moyens !) de poser l’univers et les personnages et d’ajouter des petites respirations là où tout devait s’enchainer à un rythme effréné sur scène. Il opte également pour des décors « en dur », afin d’assurer la continuité esthétique avec le film de 1939, une rupture bienvenue avec le tout numérique des productions Disney des années 2010 (Le Monde fantastique d’Oz de Sam Raimi notamment). Et au détour d’un bref plan en contreplongée sur la fameuse route de briques jaunes, on se prend à croire que nous sommes de retour dans le même décor qu’arpentait Judy Garland en 1939. Le chef décorateur Nathan Crowley qui, pour avoir régulièrement collaboré avec Christopher Nolan, n’est plus à un défi près, aura pu dépenser sans compter : pour sa ville des Munchkin édifiée en extérieur et visible une dizaine de minutes à l’écran, il a ainsi fait planter des milliers de jonquilles dans les collines à l’arrière-plan plutôt que de recourir à une peinture numérique. À ce niveau, on peut parler d’une production pharaonique digne de l’âge d’or hollywoodien !
Ces décors fastueux offrent de plus une liberté totale de cadrage et de placement à la caméra, permettant de nous immerger totalement dans un monde crédible. A l’instar de la saga Harry Potter, Wicked se déroule en grande partie dans une université. Intégrant des éléments de l’architecture vénitienne, le lieu met d’emblée en exergue la marginalité d’Elphaba avec ses habits noirs et sa peau verte, alors que Glinda, en émule de la Reese Witherspoon de La Revanche d’une blonde, tout de rose vêtue, se fond parfaitement dans le décor. Bien sûr, ILM (et d’autres prestataires) se charge d’augmenter numériquement les panoramas de ce monde merveilleux mais les acteurs sont toujours ancrés dans leurs environnements. Au niveau musical, c’est le parolier et compositeur du show, Stephen Schwartz (déjà à l’œuvre sur Pocahontas et Le Bossu de Notre-Dame pour Disney, ou encore Le Prince d’Égypte chez Dreamworks) qui se charge de réorchestrer sa partition, en passant d’une quinzaine de musiciens au théâtre à un ensemble symphonique ici. Et grâce à sa distribution composée de chanteurs émérites, toutes les performances vocales ont pu être enregistrées en direct sur le plateau, ce qui permet de lier parfaitement les intonations au jeu d’acteur. Bien que le doublage des chansons soit un mal nécessaire pour ne pas s’aliéner le public français, il parait impensable de ne pas découvrir Wicked en version originale pour apprécier la précision et la subtilité des textes de Schwartz. Soutenue par des chorégraphies hypnotisantes, chaque numéro a des allures de grand final, en un crescendo menant au titre « Defying Gravity » emportant tout sur son passage en mêlant le drame intimiste à l’action, les dilemmes personnels devenant les principaux enjeux du suspens.
En vert et contre tous
Comme tout conte qui se respecte, Wicked décrit le combat du bien et du mal, sauf que la frontière entre les deux y est décrite comme floue et tortueuse. L’affiche du show représentait les silhouettes d’Elphaba et Glinda, respectivement noire et blanche, s’entremêler comme le symbole du Ying et du Yang, ce qui illustre parfaitement le propos du film, les personnages déjouant toujours nos premières impressions. Voire ainsi comment la chanson « Dancing through Life », dans laquelle plusieurs couples se déclarent leur flamme, entre en échos contradictoires avec la scène sur le quai de la gare, durant laquelle les sentiments et intentions réels mais réprimés nous sont signifiés. Quant à Elphaba, elle est tout à la fois portée aux nues par la directrice de l’université pour ses capacités, et rejetée par les autres étudiants pour son apparence physique et son attitude mal assurée en société. C’est cette souffrance et sa foi déçue dans les institutions qui vont la pousser à enfourcher son balai et employer ses pouvoirs pour imposer sa justice ; un chemin pavé de bonnes intentions qui la mènera à sa perte et qu’Anakin Skywalker avait déjà emprunté dans La Revanche des Sith : une similitude parmi d’autres avec les préquelles de Star Wars, mais aussi une thématique dans l’air du temps puisque depuis la fin des années 90, le public semble avoir succombé au pouvoir de séduction des figures du mal : les antagonistes d’antan sont devenus les héros, ceux auxquels on aime s’identifier, de Darth Vader à Hannibal Lecter, en passant par Dexter, Norman Bates ou… Elsa ! Oui, la Reine des neiges… car il apparait clairement que Disney a emprunté à Wicked son arc dramatique principal pour ce qui reste son plus grand succès populaire de ce siècle. Aveu silencieux de cette inspiration : c’est Idina Menzel, la Elphaba originale, qui prête sa voix à Elsa. Même la fameuse chanson « Let it go » (« Liberée, delivrée ») est un démarquage brillant mais évident de « Defying Gravity ». Ainsi, le parcours tragique d’Elsa suit celui d’Elphaba, et leur relation respective avec Anna et Glinda repose sur la même dynamique. Il y a fort à parier que Wicked parviendra à conquérir le cœur des fans de la Reine des neiges qui ont aujourd’hui grandi, ce qui parait déjà chose faite aux États-Unis où le film suscite un engouement populaire totalement inattendu. Reprenant au mot et à la mimique près le show de Broadway, on attribuera donc plus volontiers la réussite du film à Stephen Schwartz qu’à Jon M. Chu, tout en reconnaissant la maestria visuelle et l’application de ce dernier dans la mise en scène. Impossible aussi de ne pas mentionner le charisme des deux actrices principales : Ariana Grande, célèbre fan du show depuis son plus jeune âge, prend un plaisir non dissimulé à incarner la très superficielle Glenda. Quant à Cynthia Erivo, elle parvient à exprimer tout à la fois la force intérieure d’Elphaba, sa colère contenue et une sensibilité à fleur de peau, faisant d’elle une véritable bombe à retardement. Si l’actrice militante semble vouloir faire du personnage un porte-étendard de la communauté noire américaine, il serait dommage de le limiter la portée du message du film à cette unique dimension raciale, la couleur de peau verte représentant initialement toutes formes de discriminations. Des nominations aux Oscars pour les décors, costumes, chansons et musiques semblent déjà acquises et il n’est pas impossible que Grande et Erivo retiennent également l’attention de l’académie.
© Jérôme Muslewski
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