GROSSE FATIGUE (1994)

Pour son deuxième long-métrage derrière la caméra, Michel Blanc se met en scène dans son propre rôle face à un sosie maléfique qui lui pourrit la vie !

GROSSE FATIGUE

 

1994 – FRANCE

 

Réalisé par Michel Blanc

 

Avec Michel Blanc, Carole Bouquet, Philippe Noiret, Josiane Balasko, Marie-Anne Chazel, Christian Clavier, Charlotte Gainsbourg, Gérard Jugnot, Thierry Lhermitte

 

THEMA DOUBLES

Le succès de Marche à l’ombre fut vertigineux. Sorti en 1984 dans toute la France, le premier long-métrage de Michel Blanc en tant que réalisateur cassa la baraque, enregistra six millions d’entrées et fit la joie de son producteur Christian Fechner. Blanc étant plutôt d’une nature angoissée, il ne sut comment appréhender un tel triomphe. « J’ai un tempérament peut-être un peu tordu qui fait que je me dis : “Ouh là, attention, c’est le moment au contraire d’être extrêmement prudent, ce n’est pas le moment de se laisser porter” », racontera-t-il quelques années plus tard, le sourire aux lèvres. « Ce qui fait que j’ai mis dix ans à écrire un deuxième film, mais ça c’est ma nature ! » (1) Ce deuxième film, c’est Grosse fatigue, et son accouchement est effectivement douloureux. L’envie première consiste pour l’acteur/réalisateur à casser son image de petit loser râleur et hypocondriaque, puis à traiter le rapport étrange qui se noue entre les stars de cinéma et les spectateurs. Avec la bénédiction du producteur Patrice Ledoux, il écrit une première mouture avec Josiane Balasko mais se retrouve dans une impasse. Bertrand Blier, qui a dirigé Blanc dans Tenue de soirée, propose de lui donner un coup de main, mais ses idées emmènent le film dans une dimension fantastique délirante (avec notamment une usine qui fabrique des clones d’acteurs !) qui coupe court à la collaboration entre les deux hommes. L’une des suggestions de Blier va pourtant faire mouche : demander à tous les acteurs principaux du film de jouer leur propre rôle.

C’est finalement une mésaventure réelle vécue par Gérard Jugnot qui va permettre au scénario de Grosse fatigue de trouver sa forme définitive. Pour les besoins du tournage de Pinot simple flic, Jugnot avait en effet engagé un sosie qui décida par la suite de se faire passer pour lui en se prêtant à des animations dans des grandes surfaces de la région parisienne ! Lorsque Grosse fatigue commence, Michel Blanc – dans son propre rôle, donc – découvre que Josiane Balsako, Charlotte Gainsbourg et Mathilda May l’accusent d’avoir abusé d’elles sexuellement. Ils se serait également comporté de manière inacceptable pendant le dernier Festival de Cannes, aurait provoqué un scandale dans la discothèque de Régine et se prêterait à l’insu de son agent à des animations dans des supermarchés en échange de quelques cachets minables. Les accusations sont graves et flagrantes. Pourtant, Blanc sait qu’il est innocent. À moins que sa santé mentale ne soit en train de vaciller ? Pour l’aider à comprendre pourquoi sa vie est en train de virer au cauchemar, il demande l’aide de Carole Bouquet et découvre l’invraisemblable vérité : Patrick Olivier, un homme qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, a usurpé son identité, s’appropriant même ses amis et son cercle professionnel…

C’est pas moi, c’est lui

Si la mise en scène de Marche à l’ombre laissait encore entrevoir l’influence de Patrice Leconte chez l’apprenti-réalisateur qu’était alors Blanc, celle de Grosse fatigue adopte un style résolument différent cherchant à immerger les spectateurs dans un sentiment d’authenticité brute. D’où les prises de vues caméra à l’épaule, l’absence de musique, le montage nerveux. Cette mise en forme brute et naturaliste – renforcée par la présence d’acteurs et de personnalités médiatiques qui interprètent des versions fictionnées d’eux-mêmes – permet à l’argument fantastique de s’intégrer en douceur. Certes, nous n’avons finalement affaire ici qu’à un banal sosie cherchant à se placer sous le feu des projecteurs. Mais sa ressemblance quasi-surnaturelle avec son modèle (le physique, la voix, la gouaille) et sa capacité à se substituer à lui sans que personne ne soit capable d’apercevoir la supercherie nous éloignent de toute quête de réalisme pour basculer dans la métaphore (comme en témoigne ce final désenchanté avec un Philippe Noiret incroyablement touchant). Et si Blanc conserve sa personnalité d’auteur d’un bout à l’autre du métrage (tous les dialogues sont de lui), l’influence de Blier finit par transparaître dans ce troisième acte troquant le comique de situation contre une certaine poésie surréaliste. Primé à Cannes pour son scénario et ses effets spéciaux (le dédoublement de Blanc à l’écran repoussait à l’époque les limites de ce que savaient faire les outils numériques), Grosse fatigue se redécouvre à chaque fois avec autant de jubilation, confirmant que Michel Blanc n’était pas seulement un acteur exceptionnel mais aussi un grand cinéaste.

 

(1) Propos recueillis par votre serviteur en septembre 2002.

 

© Gilles Penso


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