Le réalisateur de The Witch et The Lighthouse réinvente le classique de Murnau sous un angle baroque et excessif…
S’il est aujourd’hui considéré comme un des jalons incontournables de l’histoire du septième art, le Nosferatu de F.W. Murnau fut le fruit d’un important compromis, dans la mesure où la production n’eut pas les moyens de payer les droits d’adaptation du Dracula de Bram Stoker et en tira donc une version officieuse (ce qui ne fut pas du tout du goût de la veuve de l’écrivain, comme on peut l’imaginer). Mais la force du film et son impact furent tels qu’il parvint sans mal à s’extraire de l’ombre de son immense prédécesseur littéraire pour imposer sa propre imagerie. De fait, il servit de terreau à d’autres création cinématographiques singulières : Nosferatu fantôme de la nuit de Werner Herzog, L’Ombre du vampire d’E. Elias Merhige, le peu connu Nosferatu de David Lee Fisher et désormais celui de Robert Eggers. Voir le réalisateur de The Witch à la tête d’une telle entreprise procède d’une certaine logique, dans la mesure où il rendait déjà un hommage direct au cinéma expressionniste en général – et à Murnau en particulier – dans The Lighthouse. Dès le lycée, d’ailleurs, Eggers montait sur scène une adaptation théâtrale du classique de 1922. Il fallait donc bien qu’un jour où l’autre notre homme se frotte frontalement au redoutable comte Orlock.
Annoncé dès 2015, ce Nosferatu mettra pourtant près d’une décennie à se concrétiser. En toute logique, Robert Eggers envisage de confier le rôle féminin principal à Anya Taylor-Joy, qu’il avait révélée dans The Witch. Mais le film tardant à entrer en production, cette dernière finit par être occupée ailleurs, en l’occurrence sur le tournage de Furiosa. C’est finalement Lily-Rose Depp qui la remplace, et force est de constater que la jeune actrice donne pleinement de sa personne, livrant une impressionnante performance à fleur de peau. Son malheureux époux, bientôt dépassé par les événements, est incarné par Nicholas Hoult qui, ironiquement, campait l’assistant de Dracula dans Renfield. Willem Dafoe, quant à lui, retrouve Eggers après The Lighthouse et The Northman pour entrer dans la peau d’un émule du docteur Van Helsing. Sa présence dans le film est d’autant plus savoureuse qu’il incarnait lui-même le comte Orlock – ou du moins son interprète Max Schreck – dans L’Ombre du vampire. Restait à trouver l’interprète idéal du monstre. Habitué aux métamorphoses – il fut le Pennywise de Ça, le Kro des Eternels ou encore Eric Draven dans The Crow -, Bill Skarsgård se prête au jeu avec tant d’intensité qu’il ressortira lessivé de cette expérience.
Quelles noces feras-tu ?
Volontairement, Eggers s’éloigne du look popularisé par les films précédents pour tenter une autre approche, en équilibre instable entre la monstruosité décrépie et les vestiges d’une aristocratie en bout de course. D’où le détournement de certaines caractéristiques physiques attribuées à Vlad Tepes, prince de Valachie du 15ème siècle qui inspira le personnage de Dracula. Le cinéaste n’oublie pas pour autant de rendre hommage à ses prédécesseurs. L’ombre de Murnau plane au sens propre sur de nombreuses séquences du film, notamment à travers les silhouettes des mains griffues d’Orlock qui rampent sur les murs ou recouvrent la cité tout entière pour bien signifier l’emprise du vampire sur les pauvres humains à sa merci. Mais l’esthétique convoquée par Eggers paie aussi son tribut à Herzog, notamment via la sarabande des porteurs de cercueils, l’invasion des rats dans la ville ou la pâleur diaphane de Lily-Rose Depp qui succède à celle d’Isabelle Adjani. Les scènes du château d’Orlock sont d’ailleurs filmées dans les mêmes décors que ceux du Nosferatu de 1979. Persuadé que la juste tonalité de son récit passe par un refus ostensible de la demi-mesure, Eggers pousse Skarsgård à exagérer sa voix gutturale, Dafoe à forcer le trait de ses interventions exaltées, Depp à surcharger ses alternances de neurasthénie et d’hystérie. Les noces contre-nature entre la belle et la bête prennent par conséquent une tournure monstrueuse s’achevant sur un climax déchirant où l’amour et la mort fusionnent définitivement.
© Gilles Penso
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