Robert Zemeckis réunit l’équipe de Forrest Gump et se lance dans un défi technique et artistique insensé pour explorer – encore – les caprices du temps…
HERE
2024 – USA
Réalisé par Robert Zemeckis
Avec Tom Hanks, Robin Wright, Paul Bettany, Kelly Reilly, Lauren McQueen, Harry Marcus, Michelle Dockery, Zsa Zsa Zemeckis
THEMA VOYAGES DANS LE TEMPS
Avec la trilogie Retour vers le futur, Qui veut la peau de Roger Rabbit ? et Forrest Gump, Robert Zemeckis a déjà inscrit son nom au panthéon du 7ème Art. Malheureusement, son dernier grand succès critique et commercial remonte à Seul au monde en 2000. Depuis, il a alterné avec une fortune déclinante les films familiaux (Le Pôle express, Le Noël de Scrooge, Sacrées sorcières, Pinocchio) et les sujets plus adultes ancrés dans le monde réel (The Walk, Flight, Alliés, Bienvenue à Marwen), en n’ayant cesse de repousser les limites technologiques et narratives de son cinéma via la « performance capture », la 3D et les chorégraphies vertigineuses de ses plan-séquences virtuels, de façon plus ou moins ostentatoire. Le voilà qui nous revient avec un projet digne de son prestigieux curriculum et de son talent. Et si Here est vendu comme la suite spirituelle de Forrest Gump, c’est qu’il en réunit non seulement son duo vedette Tom Hanks/Robin Wright devant la caméra, mais que derrière celle-ci, on retrouve Eric Roth au scénario ainsi que les fidèles collaborateurs Don Burgess à la photo et Alan Silvestri à la musique. Il n’y a pas d’intrigue à proprement parler dans Here, seulement un propos et un concept narratif, dont l’originalité est de voir se dérouler le quotidien de plusieurs familles à différentes époques depuis un unique point de vue fixe durant 1h40, un procédé déjà employé dans le roman graphique de Richard McGuire et ici repris à l’identique mais avec une différence lié à l’« image qui bouge » : dans la bande dessinée, des vignettes se juxtaposaient au décor « vide » pour montrer différents personnages à différentes époques. Chez Zemeckis, elles apparaissent et disparaissent, le changement de mobilier ou de période s’opérant via des fondus ou des « morphings », les vignettes flottantes s’ouvrant comme des fenêtres dans le continuum espace-temps cher à Doc Brown.
Le prologue du film nous offre ainsi un voyage immobile depuis l’ère préhistorique jusqu’au début du 20ème siècle, la maison se construisant autour de la caméra et donc du spectateur, condamné à être le témoin passif de ces vies bien éphémères en regard des millions d’années déjà passées. On peut légitimement se demander si Here a sa place dans L’Encyclopédie du Film Fantastique. Cela tient au caractère fantomatique de cet observateur statique qui fait basculer le film du simple mélodrame à une expérience onirique. Au cinéma, aucune image n’est réellement neutre : le choix du cadre, la valeur de plan, le son, la musique, le mouvement… Tous ces paramètres témoignent ou trahissent toujours le point de vue du réalisateur et influencent aussi la perception et le ressenti du spectateur. Ici, le point de vue est absolument neutre et ce dispositif théâtral mise dès lors tout sur les situations décrites, les acteurs et les dialogues ; avec toutefois une différence de taille par rapport à la scène, Zemeckis pouvant passer d’une époque à l’autre et transformer physiquement ses acteurs de façon plus probante et rapide que n’importe quel maquillage. À ce petit jeu-là, les effets de rajeunissement numérique de l’ensemble de la distribution sont les plus crédibles qu’on ait jamais vus. L’intelligence artificielle est bien sûr passée par là et on mesure les progrès déterminants réalisés en à peine deux ans depuis la sortie de Indiana Jones et le cadran de la destinée. Here permet à Zemeckis de poursuivre ses expérimentations narratives, car impliquer le spectateur avec un long plan fixe implique de repenser la grammaire cinématographique classique. Si on remettait les différentes temporalités du film dans un ordre linéaire et chronologique, on aboutirait à un film à sketches très inégal tant certaines situations ne constituent que de simples flash-backs. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que le véritable point d’ancrage émotionnel soit le personnage de Tom Hanks, que l’on suit de sa naissance à son 4ème âge, et que les autres récits n’agissent qu’en contrepoint thématique ou philosophique. Certes, le montage par association d’idées a déjà fait les beaux jours du cinéma expérimental et surréaliste, mais tout innovateur qu’il soit, Zemeckis n’a jamais été un auteur marginal ou abscons. On peut rapprocher Here de Tree of Life de Terrence Malick, qui convoquait lui aussi des dinosaures au milieu de sa saga familiale pour mettre en perspective l’intime et l’infini univers. Mais là où Malick appliquait une forme poétique et abstraite (ésotérique ?), Zemeckis adopte une approche immédiatement compréhensible, plus directe et rationnelle pour ne pas s’aliéner le public.
Le passé, toujours présent
Here est peut-être l’ultime variation sur un thème cher à Robert Zemeckis : le temps. Dans Retour vers le futur déjà, il nous emmenait 30 ans en arrière pour montrer comment les lieux, les codes et les mentalités avaient évolué. Dans Forrest Gump, le personnage est l’arbre qui cache la forêt : certains reprochent au film sa candeur toute américaine mais c’est aussi la chronique parfois mordante, parfois désabusée de 40 d’histoire américaine pas toujours glorieuse. Marty et Forrest sont des protagonistes constants dans des environnements changeants. Dans Here, bien que le passage du temps soit à nouveau l’axe principal, le point de vue semble inversé : c’est l’Univers qui regarde les personnages évoluer. A vouloir condenser l’histoire entière d’une famille sur deux générations, Zemeckis et Roth recourent à certaines facilités scénaristiques pour nous tirer quelques larmes, mais les événements qu’ils choisissent de raconter sont volontairement génériques pour parler au plus grand nombre (première rencontre amoureuse, grossesse, naissance, dispute, rêves déçus, décès, vieillissement). On pourrait ainsi reprocher le caractère trop consensuel et lisse du mélodrame, mais le plan final n’évoque sans doute pas par hasard le celui qui ouvrait Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk, le roi du mélodrame domestique hollywoodien. Sous la surface se cachent des saillies plus critiques (voir l’époque à laquelle les premiers occupants de couleur peuvent enfin s’offrir cette maison cossue et les recommandations qu’ils font à leur fils). On retrouve également la volonté de mêler petite et grande Histoire déjà observée dans le scénario de 1941, co-signé par Zemeckis pour Steven Spielberg en… 1979. Le temps passe aussi vite dans la vie qu’à l’écran et Zemeckis n’a plus 20 ans depuis longtemps : il livre ici une œuvre lui permettant à nouveau d’innover techniquement et narrativement, mais aussi empreint de sagesse et de bienveillance, une histoire sans antagoniste sinon la Grande Horloge elle-même, avançant sans état d’âme ni cruauté mais n’épargnant personne. Le temps passe, une vie s’écoule et la mémoire collective n’en retiendra pas tous les faits. Mais pour chacun d’entre nous, les moments et les petits riens partagés avec les personnes qui nous accompagnent représentent TOUT. Et en écoutant le thème d’Alan Silvestri durant le générique, c’est avec l’idée bouleversante d’une vie bientôt oubliée mais dont la valeur de chaque instant vécu ne fait aucun doute que nous laisse Here.
© Jérôme Muslewski
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