Dans un Tokyo post-apocalyptique, la fracture sociale mène la population au bord du chaos, tandis que d’étranges mutants font leur apparition…
Lorsqu’il se lance dans l’écriture du manga « Akira » en 1982, Katsuhiro Otomo ne pense pas du tout à une adaptation au cinéma. Il change cependant d’opinion en apprenant qu’il peut avoir un contrôle total sur la transformation du matériau original en œuvre filmique. La production est en effet disposée à le laisser écrire et réaliser le long-métrage lui-même. Otomo s’associe alors avec Izo Hashimoto et travaille d’arrache-pied sur le scénario. S’il s’efforce de rester fidèle au manga, il va devoir imaginer un dernier acte de toutes pièces, puisque les albums sont alors encore en cours de publication. Alejandro Jodorowsky aurait visiblement eu une influence cruciale sur la fin du film. « Otomo me dit qu’il est bloqué sur Akira, qu’il ne trouve pas la fin », raconte le réalisateur franco-chilien. « Je suis saoul, je lui raconte une fin délirante que j’invente en même temps que je la raconte, je dessine tout sur une nappe et je la lui offre. Le lendemain, je ne me souviens de rien. Un jour, je reçois une lettre de lui où il me remercie de lui avoir donné la fin d’Akira. » (1) Étant donné l’épilogue démentiel du film, nous serions tentés de croire ce bon vieux Jodo, même si cet apport n’a jamais été officiellement confirmé. Toujours est-il que la production d’Akira se met en branle de manière atypique, à l’initiative d’un partenariat des plus grandes sociétés de divertissement japonaises réunies sous le nom de « Akira Committee ». Le budget du film est estimé à une dizaine de millions de dollars. Du jamais vu à cette époque.
En 2019, donc dans le futur, Neo-Tokyo, érigée sur les cendres de la capitale japonaise dévastée en 1988, est une poudrière. La ville est gangrenée par la corruption, en proie à des vagues de manifestations antigouvernementales, des attentats terroristes, et une violence urbaine omniprésente. Au cœur de ce chaos, Shōtarō Kaneda, leader d’un gang de motards appelé les Capsules, mène une lutte sans merci contre les Clowns, un gang rival. Mais lors d’un affrontement à haute vitesse, tout bascule. Le meilleur ami de Kaneda, Tetsuo Shima, percute accidentellement Takashi, un enfant mutant aux traits étrangement vieillissants et doté de pouvoirs paranormaux. Ce dernier s’est échappé d’un laboratoire gouvernemental, grâce à l’aide d’une mystérieuse organisation rebelle. L’incident attire l’attention du colonel Shikishima des Forces japonaises d’autodéfense, qui récupère Takashi et fait hospitaliser Tetsuo dans une installation gouvernementale ultra-secrète. Là, il découvre que le jeune homme développe des pouvoirs psychiques d’une ampleur inédite, comparables à ceux d’Akira, le mutant légendaire, dont la puissance démesurée serait responsable de la destruction de Tokyo trente ans plus tôt…
Les enfants de l’apocalypse
Akira est le premier long-métrage réalisé par Otomo, après plusieurs formats courts et moyens depuis le début des années 80. Ce grand plongeon est assurément un coup de maître. Sa mise en scène extrêmement dynamique, vivante, presque organique, montre à quel point l’auteur a su s’emparer du grand écran pour y transfigurer son œuvre graphique. Son monde futuriste n’a jamais semblé si dévasté, chaotique et miséreux. À 24 images par seconde, les affrontements des bandes de motards sur les routes, le lent naufrage des soulards qui s’échouent sur les comptoirs, la déchéance des gens qui dorment dans les rues, la colère des étudiants qui manifestent, la transformation des lycées en dépotoir prennent une dimension vertigineuse. Et tandis qu’Otomo met sous le feu des projecteurs la rébellion de la population – et surtout de la jeunesse – contre une autorité volontiers dictatoriale, la violence se fait crue, graphique, sans concession. C’est d’abord ce décalage entre le contexte purement science-fictionnel du récit et la réalité très tangible de sa fracture sociale qui font d’Akira un objet fascinant. Peu à peu, le film bascule dans une épouvante organique et charnelle, s’amorçant avec les cauchemars de Testsuo au cours desquels les jouets de sa chambre d’hôpital se muent en vecteur de terreur. Au cours de son dernier acte, Akira prend une dimension apocalyptique, multipliant les visions dantesques, les catastrophes à grande échelle, les hécatombes massives. Car les scientifiques apprenti-sorciers, comme toujours, se retrouvent impuissants face au monstre incontrôlable qu’ils ont créé… jusqu’à cette épouvantable mutation finale qui ferait presque pâlir d’effroi H.P. Lovecraft. On comprend mieux pourquoi Shinya Tsukamoto appellera Tetsuo son premier long-métrage. Et l’on ne compte plus le nombre de films, de bandes dessinées, de jeux vidéo, d’œuvres picturales ayant puisé leur inspiration dans Akira, assurément l’un des films d’animation les plus influents de tous les temps.
(1) Extrait d’un entretien publié dans « Vice » en Octobre 2009
© Gilles Penso
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