Pour son premier long-métrage, le créateur de bandes dessinées Enki Bilal dresse le portrait désenchanté d’un monde futuriste déchu…
A partir du milieu des années 80, le cinéma français s’est mis en quête d’émancipation en sortant des rails à travers les expérimentations audacieuses d’une nouvelle génération impertinente représentée notamment par Luc Besson, Jean-Jacques Beinex ou Jean-Jacques Annaud. C’est dans cette mouvance que s’inscrit le premier long-métrage d’Enki Bilal, talentueux créateur de bandes dessinées dont les albums léchés font le bonheur des amateurs de science-fiction. Mais l’approche cinématographique de l’artiste est beaucoup plus conceptuelle que celle de ses pairs, portée par une angoisse existentielle que reflètent bien les univers délabrés et oppressants de ses BD. Par certains aspects, son bunker n’est pas sans rappeler celui de « la dernière rafale » que Caro et Jeunet mettaient en scène dans un moyen métrage expérimental de 1981. Mais Bunker Palace Hotel porte indubitablement la signature visuelle de son auteur. Désireux de revenir dans sa ville natale, Bilal s’installe avec son équipe à Belgrade et brosse un monde rétrofuturiste autocratique qui évoque 1984 – et par rebond Brazil. Les voitures, les costumes et une partie de la technologie couvrent un spectre allant des années 40 aux années 80, les téléviseurs diffusent des messages sibyllins en noir et blanc, une atmosphère de guerre froide plane lourdement dans l’atmosphère. Quant à l’alphabet des immatriculations et des graffitis sur les murs, il semble cyrillique sans qu’il soit possible d’identifier clairement où se situe l’action du film.
Dans les entrailles de la terre, les dignitaires d’un pays ravagé par la pollution et la guerre civile se terrent dans un bunker réputé inexpugnable. Servis par des robots humanoïdes au fonctionnement approximatif (ce qui occasionne quelques gags à répétition), les pensionnaires de ce microcosme attendent avec impatience l’arrivée de leur président-messie. Mais c’est Klara (Carole Bouquet), une révolutionnaire intrépide, qui parvient à entrer dans cette forteresse. Accueillie avec suspicion, elle découvre des êtres bizarres, corrompus et décadents. Le plus mystérieux d’entre eux est l’industriel et ancien ministre Holm (Jean-Louis Trintignant). Deux idées majeures guident le scénario atypique écrit par Enki Bilal et Pierre Christin. La première est la reprise de la mécanique de la pièce « En attendant Godot » de Samuel Beckett, puisque tous les personnages réunis dans ce huis-clos finalement très théâtral passent leur temps à attendre un président qui ne vient pas. La seconde est de transformer l’abri souterrain de cette élite en hôtel de luxe à l’abandon. C’est la métaphore idéale d’une fin de règne. L’eau de la piscine-spa est trouble, froide et sans fond, la température baisse, les robinets laissent s’échapper un liquide sombre et poisseux, le givre s’installe partout, les murs craquent et se fissurent… Et au milieu de la déliquescence, un corbeau omniprésent, oiseau de mauvais augure, coasse avec insolence.
La fin d’un règne
Bilal ne cherche pas le réalisme à tout prix, comme en témoigne son recours intéressant aux peintures sur verre qui prolongent les décors de manière très graphique. Dans ces moments furtifs, le dessin s’invite frontalement dans les prises de vues réelles et s’approche donc logiquement du ressenti qu’offrent les planches de l’artiste. Même la pluie incessante qui coule au dehors ressemble à de la peinture, exagérément épaisse et blanchâtre, tandis qu’hors-champ retentissent les bruits des batailles et des coups de feu en continu. Parfois une explosion ou une destruction s’invite dans le champ, mais le conflit reste la plupart du temps lointain. Partisan d’une approche avant tout esthétique, le réalisateur attend dix minutes avant de faire intervenir la première ligne de dialogue. Le film est d’ailleurs chiche en texte pendant un bon moment, et ce n’est pas plus mal. Car Bilal est manifestement plus à l’aise avec la mise en scène visuelle qu’avec la direction des acteurs, qui semblent tous jouer dans un état second lorsqu’ils parlent, comme s’ils ne comprenaient pas vraiment ce qu’ils disaient. En ce domaine, la palme revient bien sûr à Jean-Pierre Léaud, en totale roue libre. Seul Trintignant tire vraiment son épingle du jeu, grâce à son magnétisme naturel et sa diction saisissante. L’austérité du film – à l’image du visage froid, rasé de près et acéré comme un profil de rapace du personnage de Holm – finit par desservir le film. Car le spectateur est bien en mal de s’impliquer pleinement dans la situation oppressante que vivent ces personnages antipathiques aux motivations floues et confuses. L’exercice reste intéressant mais ne s’apprécie qu’avec distance et circonspection. Les autres longs-métrages de Bilal seront de la même trempe.
© Gilles Penso
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