En expérimentant une drogue exotique et en s’immergeant dans un caisson, un scientifique régresse mentalement… et physiquement !
ALTERED STATES
1980 – USA
Réalisé par Ken Russell
Avec William Hurt, Blair Brown, Bob Balaban, Charles Haid, Thaao Penghlis, Dori Brenner, Peter Brandon, Charles White-Eagle
THEMA MÉDECINE EN FOLIE
Auteur de théâtre et scénariste de renom ayant contribué à l’âge d’or de la télévision américaine dans les années 50, Paddy Chayefsky écrit en 1978 le roman « Altered State » avec en tête l’idée d’en tirer un film. Sa source d’inspiration principale pour ce récit provient des recherches bien réelles menées par le professeur John C. Lilly autour de la privation sensorielle, à l’aide de caissons d’isolement et de substances psychotropes. Le premier réalisateur envisagé pour porter cette histoire à l’écran est Arthur Penn (Bonnie and Clyde, Little Big Man). Le prestigieux cinéaste s’implique très tôt dans le projet et choisit même les deux acteurs principaux, qui ont une longue expérience théâtrale mais débutent au cinéma : William Hurt et Blair Brown. Le tournage est prévu pour le mois de novembre 1978 et les répétitions commencent. C’est là qu’éclate une dispute entre Chayefsky et Penn, provoquant le départ de ce dernier. La production se met alors à la recherche d’un remplaçant, au cours d’une longue quête qui dure près d’un an. Lorsque Ken Russell est sollicité, c’est presque par défaut, tous les grands noms envisagés ayant poliment refusé la proposition. Russell est bien conscient que son univers atypique n’est pas vraiment conforme avec les canons d’un film hollywoodien et qu’il a été un peu appelé en dernier recours, mais il tire profit de la situation pour adapter son style aux besoins du film. C’est aussi pour lui un moyen idéal de sortir du creux de la vague après l’échec de son biopic Valentino.
Au-delà du réel commence en 1967 à New York. Dans un laboratoire universitaire, le scientifique Eddie Jessup (William Hurt) pratique des expériences consistant à s’isoler dans un caisson spécial pour entrer en transe et vivre des états de conscience parallèles, avec la complicité de son collègue Arthur Rosenberg (Bob Balaban). Eddie rencontre l’étudiante Emily (Blair Brown), l’épouse, fonde une famille avec elle (l’une de leurs filles est jouée par Drew Barrymore alors âgée de cinq ans), mais bientôt leur couple bat de l’aile. Obsédé par ses recherches, éternel insatisfait, en quête permanente du « Soi », Eddie part au Mexique où il découvre une drogue hallucinatoire puissante obtenue à partir de champignons locaux. Cette substance est visiblement capable de réactiver les zones de la mémoire que les siècles ont neutralisés. « Ton âme retournera à la première âme, à la matière non-née » lui explique de manière énigmatique le chef de la tribu Hinchi. Fasciné, Eddie en rapporte à Boston pour pimenter son expérience en caisson. Mais plus il s’immerge, plus les hallucinations semblent vouloir prendre corps. Jusqu’à ce que d’étranges métamorphoses finissent par s’opérer…
L’odyssée de l’espèce
Un tel sujet semblait taillé sur mesure pour David Cronenberg, et l’on s’interroge sur ce qu’aurait pu en tirer le réalisateur canadien. Mais force est de constater que la vision de Ken Russell est passionnante. Même dans les passages les plus anodins – l’apparition d’Eddie sur le seuil d’un appartement, une première scène d’amour avec Emily – le fantastique s’installe, soutenu par une étrange partition atonale de John Corigliano. Tout au long de sa narration, Au-delà du réel alterne les tranches de vie réalistes et les séquences hallucinatoires. Lorsque les protagonistes dialoguent entre eux, portés par le bouillonnement de leurs découvertes ou de leurs convictions, la caméra les suit pas à pas avec discrétion, laissant le naturalisme s’installer, les répliques se superposer, les comédiens tirer parti de leur longue expérience des planches de théâtre. Puis surviennent les visions. Là, Ken Russell peut s’en donner à cœur joie, multipliant les images mystico-religieuses perturbantes à travers une série de trips hallucinatoires qui semblent puiser une partie de leur énergie immersive dans le voyage final de 2001 l’odyssée de l’espace. Au cours du dernier tiers du métrage, les visions commencent à contaminer le réel au point de transformer Eddie en homme préhistorique simiesque, le temps d’une séquence folle reprenant à son compte le motif du loup-garou, à l’aide d’extraordinaires maquillages spéciaux conçus par Dick Smith, Craig Reardon et Carl Fullerton. Mais les régressions physiques ne s’arrêtent pas là, nous ramenant plus loin encore dans le temps, avec en exergue l’idée vertigineuse que chaque être humain contient inconsciemment une sorte de mémoire collective de l’histoire de son espèce depuis l’aube de l’humanité. Tout s’achève sur une idée d’une sublime naïveté qui finit par résumer l’essentiel de la nature humaine : l’amour triomphe de tout, même de l’impossible.
© Gilles Penso
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