Le premier film de science-fiction russe est un space opera extrêmement ambitieux qui nous transporte sur la planète Mars
AELITA
1924 – URSS
Réalisé par Yakob Protozanov
Avec Yuliya Solntseva, Igor Ilynsky, Nikolaï Tsereteli, Nikolaï Batalov, Vera Orlova, Valentina Kuindzhi, Pavel Pol
THEMA SPACE OPERA I EXTRA-TERRESTRES
Fort prolifique cinéaste depuis 1909, Yacob Protozanov s’était jusqu’alors illustré dans des dizaines de fresques historiques et autres épopées à grand spectacle. Mais avec Aelita, très libre adaptation d’un texte d’Alexis Tolstoï, il réalisait une double première, cette œuvre atypique étant considérée comme le premier film de science-fiction russe, mais aussi comme la plus grosse production cinématographique jamais mise en place dans une nation encore très marquée par la Révolution d’Octobre. Aelita est le nom de la jeune femme qui règne sur la planète Mars. Très joliment apprêtée dans une robe échancrée qu’on croirait issue du Cléopâtre de 1917, elle ne possède aucun réel pouvoir décisionnel sur son peuple, ses ministres se chargeant de gouverner à sa place. Alors, pour tromper son ennui, elle s’en remet à Gor, le gardien de l’énergie, et à sa machine qui permet d’observer la vie sur les autres planètes. Elle découvre ainsi la Terre et l’ingénieur Los, dont le charme taciturne ne l’indiffère guère. Et au cours d’une savoureuse séquence, elle apprend même ce qu’est un baiser, soucieuse d’expérimenter sur le champ cette découverte avec un Gor moyennement enthousiaste.
Mais en réalité, Aelita et sa planète sont le fruit de l’imagination de Los, qui rêve de construire une fusée pour explorer le cosmos, et vit dans la tourmente d’une Russie mal remise de sa révolution. La précarité est devenue le lot quotidien, le marché noir règne, la misère et l’insécurité menacent tout un chacun. Au sein de cette période trouble, Los est pris d’un accès de fureur et assassine son épouse qu’il soupçonne d’infidélité. Recherché par la police, il se réfugie à nouveau dans ses rêves et quitte la Terre à bord de sa fusée, en compagnie de son co-pilote Gussev et d’un passager clandestin indésirable : Kravtstov, chargé de le mener en prison pour son crime. Sur Mars, Los découvre Aelita et tombe amoureux d’elle, tandis que Gussev se laisse conquérir par les charmes de sa suivante. Mais nos cosmonautes découvrent aussi un monde inégal, où les ouvriers, déshumanisés, vivent dans les sous-sols, leur visage dissimulé sous un casque cubique, tandis que les nantis, répondant au doux nom d’« aînés », se prélassent à la surface, tels les dieux de l’Olympe. Poussée par les humains, Aelita finira par prendre part à la révolte ouvrière et renversera le parti martien.
Metropolis dans l’espace
Le film de Protozanov annonce ainsi les thématiques de Metropolis et se sert lui aussi du prétexte science-fictionnel pour symboliser la lutte des classes. Le contexte historique bien réel dans lequel se débattent les protagonistes humains contraste singulièrement avec les visions oniriques d’une planète Mars aux designs pour le moins frappants. Les décors vastes et épurés épousent d’élégantes formes géométriques, les costumes sont extrêmement stylisés (avec une mention spéciale pour les gardes aux allures de robots cubistes), la beauté et la pureté s’y étalent avec une arrogante froideur. Et il est tout à fait probable que ces visions futuristes très « années folles » aient largement inspiré le fameux Flash Gordon de 1939. Le succès local d’Aelita fut colossal, à tel point que le prénom féminin de la jeune reine martienne devint rapidement l’un des préférés des parents russes.
© Gilles Penso
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