Face à la caméra de George Romero, ce plaidoyer en faveur des personnes âgées se transforme en film d’horreur surréaliste
THE AMUSEMENT PARK
1973 – USA
Réalisé par George A. Romero
Avec Lincoln Maazel, Harry Albacker, Phyllis Casterwiler, Pete Chovan, Sally Erwin, Jack Gottlob, Halem Joseph, Bob Koppler, Michael Gornick
THEMA MONDES VIRTUELS ET PARALLÈLES I SAGA GEORGE ROMERO
Nous sommes en 1973. George A. Romero a réalisé trois films d’horreur au modernisme déterminant (La Nuit des morts-vivants, Season of the Witch, La Nuit des fous vivants) et une comédie dans l’air du temps passée quelque peu inaperçue (There’s Always Vanilla). Sa prochaine fiction, Martin, ne sera réalisée que quatre ans plus tard. Dans l’intervalle, il s’intéresse à plusieurs projets documentaires, notamment la série The Winners consacrée aux champions sportifs. C’est pendant cette période que la Lutheran Service Society of Western Pennsylvania lui passe commande d’un film éducatif abordant l’épineux sujet de la maltraitance des personnes âgées. Comme Romero aime travailler « en famille », on trouve au générique plusieurs de ses fidèles collaborateurs, en particulier le directeur de la photographie William Hinzman (qui signa les images de ses quatre premiers longs-métrages), l’homme à tout faire Michael Gornick (futur réalisateur de Creepshow 2, chargé ici du son et de la photographie additionnelle), le comédien Lincoln Maazel (qui jouera l’oncle de Martin) et le fidèle producteur Richard P. Rubinstein. Tourné dans le West View Park en Pennsylvanie, The Amusement Park s’appuie sur un scénario de Wally Cook. Un scénario tellement anxiogène que les commanditaires du film en seront proprement abasourdis.
Au cours du prologue, Lincoln Maazel joue son propre rôle, celui d’un comédien septuagénaire venu mettre en garde les spectateurs contre les mauvais traitements subis par les personnes âgées. Il énumère des faits, des données, des vérités pas forcément agréables à entendre, mais nous explique surtout que la vocation du film que nous nous apprêtons à voir n’est pas celle d’un documentaire ou d’un reportage garni de statistiques. Son but est de faire ressentir au public le mal-être des gens âgés de l’intérieur, au sein d’une expérience immersive inattendue. Dès lors, on se doute que The Amusement Park n’aura rien d’un film pédagogique classique. Aussitôt après le générique, nous voici plongés dans une pièce aussi blanche que les décors de THX 1138. Un vieil homme tout de blanc vêtu est assis, recroquevillé sur lui-même, les vêtements tachés, le visage blessé et couvert de pansements, la main posée sur une canne. Où sommes-nous ? Dans un hôpital ? Une salle d’attente ? L’antichambre de l’au-delà ? Un homme entre alors dans la pièce, en blanc lui aussi. C’est son exact sosie, mais dans une bien meilleure forme. Costume immaculé, visage jovial, cravate impeccable, il décide de mettre le nez dehors. Il ouvre donc la porte et se retrouve aussitôt dans un parc d’attractions bondé, laissant derrière lui son double défraîchi. Voici comment débute The Amusement Park.
Geriatric Park
Dans une atmosphère étrange à mi-chemin entre les futures expérimentations de David Lynch et celles de Herk Harvey dans Carnival of Souls, ce parc d’attractions faussement festif égrène les visions surréalistes : des retraités qui vendent leurs vieilles montres à un prêteur sur gage, l’établissement d’un constat pour une collision d’auto-tamponneuses (avec George Romero dans le rôle d’un « automobiliste » en colère), une salle où les visiteurs séniles son soumis à des exercices bizarres sur des appareils qui ressemblent à des instruments de torture… D’emblée, Romero crée le malaise en laissant passer sans cesse des badauds devant la caméra. Cette astuce, qui permet d’énonomiser des figurants en évoquant une foule beaucoup plus nombreuse qu’en réalité, crée une gêne visuelle permanente, un sentiment diffus d’être tenu à l’écart, balayé par un courant qui nous laisse sur le bas-côté. Car tel est le cœur du film : un cri déchirant contre l’indifférence des jeunes générations. Peu à peu, l’étrangeté cède le pas à l’inquiétude, et la figure sinistre d’un homme au visage monstrueux brandissant une faux apparaît de manière presque subliminale dans un petit train, dans un manège, dans la rue… Partout, la mort guette telle une épée de Damocles. La métaphore devient violente lorsque notre malheureux « héros » tombe sous les coups d’un trio de Hell’s Angels qui ressemblent à l’avant-garde de ceux qui surgiront dans Zombie. Comme on pouvait s’y attendre, la Lutheran Society prit peur en voyant le résultat final, à mille lieues du résultat espéré. The Amusement Park ne fut donc diffusé nulle part et disparut totalement de la circulation… jusqu’à ce qu’une copie 16 mm ne soit découverte en 2017 et restaurée en 4K. Désormais, le « film perdu » de George Romero est visible par tous. Et c’est une sacrée claque.
© Gilles Penso