LE GRAND SAUT (1994)

Les frères Coen plongent Tim Robbins dans des années 50 imaginaires, au sein d’une fable comico-onirique désopilante

THE HUDSUCKER PROXY

 

1994 – USA

 

Réalisé par Joel Coen

 

Avec Tim Robbins, Jennifer Jason Leigh, Paul Newman, Charles Durning, John Mahoney, Jim True, William Cobbs, Bruce Campbell, Harry Burgin

 

THEMA CONTES

Le mélange d’humour et de tragédie, la violence, les envolées lyriques, l’esthétisme qui nimbaient les quatre films précédents des frères Coen sont plus présents que jamais dans Le Grand saut. La star du film est Tim Robbins, qu’on savait déjà excellent (en particulier par Adrian Lyne – L’Échelle de Jacob – et Robert Altman – The Player – interposés), et qui s’avère délectable dans le rôle de Norville Barnes, un provincial maladroit, un peu simplet et sans expérience professionnelle, promu soudain président d’une gigantesque compagnie new-yorkaise, les industries Hudsucker, à la suite du saut dans le vide du fondateur Waring Hudsucker et d’un complot financier monté par le très cynique Sidney Mussburger, auquel un Paul Newman vieilli mais toujours pétillant prête ses traits charismatiques. Les choses se compliquent quelque peu lorsque la journaliste Amy Archer se fait engager dans le but inavoué d’espionner la direction de l’entreprise et de faire passer son président pour un idiot invétéré aux yeux du grand public. C’est Jennifer Jason Leigh (victime de Rutger Hauer dans Hitcher) qui interprète cette femme reporter sophistiquée et artificielle, toute fière de son prix Pulitzer, et qui tombe bientôt sous le charme du naïf Norville. La comédienne adopte pour camper son personnage une gestuelle et un débit de parole frénétiques. Son talent comique, peu sollicité jusqu’alors, éclate en particulier dans une scène désopilante où elle feint de connaître l’hymne ringard des habitants de Muncie, la petite province natale de Norville, que ce dernier chante avec un entrain plein d’emphase. On l’a compris, l’un des défis les plus judicieux du film aura été la participation de ses trois comédiens vedette dans des rôles à contre-emploi.

Une atmosphère fantastique baigne d’emblée Le Grand saut, à travers ce New York reconstitué avec de splendides maquettes qui évoquent le Manhattan de King Kong, cette salle des engrenages géants digne de Metropolis, ces yuppies qui se jettent par la fenêtre comme dans un fameux sketch des Monty Pythons, cette administration grise et étouffante bardées de tuyaux comme dans Brazil et ces personnages tous plus outranciers que nature (il faut voir cette réunion apathique des administrateurs à peine troublée par le saut de leur président du haut du 44ème étage – 45ème si l’on compte l’entresol !). Mais le Fantastique avec un grand F s’invite pleinement au moment le plus fou du Grand saut, en une surprise assez monumentale qui n’est finalement pas complètement illogique, dans la mesure où l’histoire toute entière ressemble à une fable. Et la musique très enjouée du talentueux Carter Burwell, compositeur attitré des frères Coen, participe à la création de ce climat féerique. À vrai dire, le fantastique existait déjà en filigrane dans les films des frères Coen. Qu’on se souvienne de l’ambiance teintée d’épouvante de Sang pour sang, des délires cartoonesques d’Arizona Junior, des gunfights extravagants de Miller’s Crossing ou encore des têtes coupées et des chambres d’hôtel étouffantes de Barton Fink

Sous l’influence de Welles et Hitchcock

L’art de la mise en scène des duettistes nous coupe souvent le souffle. Il n’est probablement pas exagéré de dire que les Coen inventent au fil de leurs film un nouveau style narratif, et parfois même de nouvelles règles de grammaire cinématographique. Grands cinéphiles revendiquant ouvertement leurs sources d’inspiration, Joel et Ethan évoquent parfois, à travers leurs trouvailles visuelles ou sonores, les inventions d’Orson Welles et d’Alfred Hitchcock, excusez du peu ! Le Grand saut poursuit ces expérimentations, en particulier au cours des ellipses d’une scène à l’autre, où les raccords créent une dynamique extraordinaire. Un exemple parmi bien d’autres : ce cri qui se mue en crissement d’une rame de métro, hérité tout droit d’une scène de Jeune et innocent. Hitchcock a d’ailleurs d’autres droits de cité, en particulier dans une scène hilarante qui parodie le climax éprouvant de Cinquième colonne, où un homme suspendu au-dessus du vide voyait la couture de sa veste se défaire lentement. Certes, le rythme se relâche un peu au cœur du film, au cours d’un petit passage à vide succédant à l’arrivée « sur le trône’ de Norville Barnes, laissant le spectateur perplexe quant aux possibilités de péripéties futures. Mais ce n’est que pour repartir de plus belle, et pour plonger vers ce dénouement fou permettant au Grand saut de justifier son titre français en même temps que sa présence en ces pages. Notons une petite apparition de Sam Raimi en ombre chinoise dans le rôle d’un créatuf publicitaire désespérément en quête d’un nom pour le rond en plastique que la population ne tardera pas à faire tourner autour de ses hanches. Raimi assure ici la copaternité du scénario et la réalisation de la seconde équipe. Corollaire, son ami d’enfance Bruce Campbell assure le – trop -petit rôle d’un journaliste macho et gouailleur.

 

© Gilles Penso

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