Un fermier entend une voix mystérieuse lui intimant de construire un terrain de base-ball dans son champ de maïs…
Les fantômes traversant les murs, ils s’affranchissent régulièrement des frontières de notre genre de prédilection pour hanter des œuvres destinées à un plus large public : La Vie est belle de Frank Capra, L’Esprit s’amuse de David Lean, L’Aventure de Madame Muir de Joseph Mankiewiecz, Le Portrait de Jennie de William Dieterle, Ghost de Jerry Zucker ou A Ghost Story de David Lowery. Des réalisateurs souvent sans affinités avec le Fantastique ont utilisé les fantômes à des fins dramatiques ou romantiques, plutôt que pour faire peur, comme c’est le cas dans Jusqu’au bout du rêve de Phil Alden Robinson. Le roman dont il est tiré, « Shoeless Joe », était déjà une exception dans la bibliographie de son auteur W.P. Kinsella, qui situait toutes ses intrigues dans le milieu du base-ball. Paradoxalement, l’élément fantastique lui permit ici de livrer son œuvre la plus personnelle et la plus « vraie ». Au-delà de l’ode au sport comme ciment des liens intergénérationnels, Phil Alden Robison perçoit le potentiel « Capraesque » de l’histoire et verrait bien Tom Hanks en tête d’affiche, anticipant ainsi sa réputation de digne héritier de James Stewart. Mais Hanks ne se sentant pas encore prêt à s’aventurer hors de la comédie pure, Kevin Costner saute sur l’occasion, s’accordant avec Robinson sur le fait qu’il pourrait s’agir du nouveau La Vie est belle. Pour souligner la filiation, James Stewart est approché pour tenir un rôle secondaire, mais celui-ci ne souhaitant pas sortir de sa retraite, la production se tourne vers une autre légende d’Hollywood : Burt Lancaster, dont ce sera la dernière apparition. En guise de clin d’œil, on aperçoit un extrait de Harvey (avec James Stewart) à la télévision au début du film.
« Si tu le construis, il viendra ». Voilà le message pour le moins cryptique qu’adresse une voix fantomatique à Ray Kinsella (Kevin Costner) alors qu’il inspecte son champ de maïs. Instinctivement, il est gagné par la certitude qu’il doit construire un terrain de base-ball, ce qui ne répond qu’à une partie de l’énigme car il reste à savoir qui « viendra ». Or une fois sa chimère concrétisée, Ray voit débarquer chaque soir les fantômes de joueurs des années 30. Mais la voix persiste : « Soulage sa souffrance ». Ray ne sait pas toujours pas de qui il s’agit… jusqu’à ce que lui et son épouse Annie (Amy Madigan) réalisent qu’ils ont tous les deux fait le même rêve dans lequel Ray assiste à un match de base-ball avec Terrence Mann (James Earl Jones), l’auteur d’un roman culte de la génération « peace and love » ayant décidé de se retirer de la vie publique. Découvrant que Mann avait un jour déclaré qu’il aurait voulu être joueur de base-ball pro, Ray est dès lors persuadé que si amène celui—ci voir son terrain magique, il se passera quelque chose. Convaincre Mann de cette histoire abracadabrante ne sera pas une mince affaire. Mais après quelques rencontres avec d’autres fantômes, dans ce qui s’apparente décidément à une enquête mystique, Ray va réaliser que la clé de l’énigme le concerne de façon très personnelle.
« Si tu le construis, il viendra… »
Une des grandes qualités de Jusqu’au bout du rêve est de prendre son temps pour nous laisser suivre le cheminement de Ray dans ses ruminations, nous laissant même suivre quelques fausses pistes qui néanmoins se recouperont, chaque personnage possédant son propre arc dramatique. Un crescendo émotionnel parfaitement souligné par la musique de James Horner, débutant par un prologue au piano empreint d’une douce amertume pour aboutir lors du final à des envolées de cordes emportant tout sur leur passage. Assurément l’une des plus belles partitions du regretté compositeur. La quête de Ray, si elle le mène sur un mini road-trip de l’Iowa jusqu’à Boston, est avant tout une réflexion intime sur sa relation avec son père, et plus particulièrement leur brouille. Plus largement, W.P. Kinsella et Phil Alden Robinson dressent l’examen de conscience d’une génération (les beatniks et le mouvement contestataire des années 60) qui avait rompu les liens (métaphoriquement ou pas) avec leurs parents, afin de s’émanciper de leurs valeurs conservatrices et restrictives. Que le base-ball soit ici le vecteur principal de cette réconciliation est avant tout dû à son immense popularité aux États-Unis. Dans le roman, le personnage de Terence Mann s’appelait J.D. Salinger, l’auteur de l’« Attrape-rêves » (« The Catcher in the Rye » en VO), une pierre angulaire pour la révolution adolescente des années 60, aussi incontournable que Le Lauréat au cinéma par exemple. Bien que Salinger ait toléré d’être « utilisé » dans une fiction littéraire, il refusa néanmoins que son patronyme figure dans le film, d’où le changement de nom. Lorsque Ray rencontre Mann/Salinger, il réalise que l’auteur a perdu la foi en ses idéaux et ce que la société en a fait : la révolution n’a pas eu lieu, en tout cas pas pour accoucher du monde meilleur espéré. Les fantômes qui peuplent le récit sont les représentants de frustrations passées, d’espoirs déçus, de désirs insatisfaits. Entre fable et thérapie, Jusqu’au bout du rêve utilise son argument fantastique de façon aussi simple qu’évidente, nous plongeant dès les premières minutes dans son ambiance fabuleuse, voire onirique au détour d’un voyage dans le temps lors d’un songe nocturne. Classé sixième au classement des meilleurs films fantastiques de tous les temps établi par le prestigieux American Film Institute en 2009, le film bénéficie-t-il pour autant du même statut de classique que La Vie est belle ? Sans doute pas, mais il a néanmoins acquis un statut gentiment culte, comme en témoignent les innombrables citations ou détournements de la réplique « Si tu le construis, il viendra », de Wayne’s World 2 à Doctor Who, en passant par Les Simpsons, House of Cards, Better call Saul ou Toy Story 2.
© Jérôme Muslewski
Complétez votre collection
Partagez cet article