La dernière grande aventure réalisée par Georges Méliès nous transporte dans un Pôle Nord fantasmagorique
À LA CONQUÊTE DU PÔLE
1912 – FRANCE
Réalisé par Georges Méliès
Avec Georges Méliès, Fernande Albany
THEMA EXOTISME FANTASTIQUE I YÉTIS ET CHAÎNONS MANQUANTS I NAINS ET GÉANTS
Les années 1910 sont une période de déclin pour Georges Méliès, qui fait face à des difficultés financières de plus en plus importantes et peine à rivaliser avec une concurrence américaine fortunée. Sa créativité même est bridée par Pathé, distributeur officiel de « Star Film » qui impose un contrôle éditorial assez strict sur son travail. Sans doute est-ce la raison qui le pousse à initier en 1912 son film le plus ambitieux et le plus long, une sorte d’œuvre somme qui semble boucler la boucle amorcée avec Le Voyage dans la Lune. Adaptation très libre du roman « Les Aventures du capitaine Hatteras » de Jules Verne, publié en 1866, À la conquête du Pôle dure plus d’une demi-heure et se développe sur 44 tableaux particulièrement audacieux. Nous y suivons les élucubrations du professeur Maboul (Méliès, bien sûr) qui monte une expédition en direction du Pôle Nord. Après avoir envisagé toutes sortes de moyens de locomotion, on se rabat sur un aéro-bus fantaisiste. Cette mission scientifique étant internationale, Maboul est accompagné par six savants obéissant à des clichés qui aujourd’hui feraient hurler. Ainsi avons-nous droit à l’Américain Bluff-Allo-Bill, à l’Allemand Choukroutman, à l’Espagnol Cerveza, au Japonais Ka-Ko-Ku ou encore au Chinois Tching-Tchun. Et que dire de ces suffragettes, qui veulent interrompre l’expédition sous prétexte que les femmes n’y sont pas représentées, et dont Méliès se moque sans vergogne ? Leur meneuse sera même précipitée du haut d’une montgolfière et s’empalera sur un clocher !
L’aéro-bus de Maboul est construit dans un impressionnant décor d’usine, puis décolle enfin, croisant dans les cieux les signes du zodiaque, des étoiles filantes, des constellations graciles, des comètes incandescentes et des planètes grimaçantes. Après l’atterrissage sur les terres enneigées du Pôle surgit le clou du spectacle : le Géant des glaces. Le texte descriptif édité par Pathé en 1912 le désigne comme « un vieillard gigantesque aux longues mains décharnées, à la barbe blanche, une pipe à la bouche, qui est couvert de glaçons et dont la tête remue sinistrement. » Cette merveille technique est l’ancêtre de toutes les créatures animatroniques qui fleuriront sur les écrans bien des années plus tard. L’idée initiale de Méliès est de construire un mannequin articulé de plus de cinq mètres de haut, mais le budget à sa disposition et la taille de son studio l’obligent à revoir ses ambitions à la baisse. Le géant mesure finalement près de trois mètres, ce qui reste une taille très respectable, et intervient dans une scène spectaculaire où il attaque les explorateurs, les empoigne avec ses mains griffues, en avale même un, puis recule face aux tirs de canon et regagne sa tanière souterraine. On s’étonne encore aujourd’hui de la mobilité de cette maquette fumante grandeur nature, capable de cligner malicieusement des yeux, de lever ses sourcils et de remuer les oreilles.
La fin du voyage
Ce voyage fantastique est donc d’une inventivité folle, redoublant encore d’ingéniosité dans les trucages et utilisant les maquettes miniatures de manière intensive, notamment pour montrer un carambolage automobile, la traversé des cieux par une infinité d’aéronefs fantaisistes ou un plan iconique au cours duquel des dizaines de phoques, de pingouins et de mouettes saluent les explorateurs. Ce foisonnement, cette créativité sans cesse en éveil et cette générosité sans bornes poussent Méliès à étirer parfois trop longtemps des séquences qui auraient mérité plus de concision. On sent surtout que le cinéaste est figé dans une imagerie qui est en train de passer de mode, et que son approche théâtrale n’est plus en phase avec les évolutions du médium cinématographique. L’homme qui fut un incroyable pionnier avant-gardiste dix ans plus tôt finit par ne plus pouvoir suivre le rythme, les nombreux plagiats dont il fut victime étant la rançon de son succès. Sans doute avait-il senti le vent tourner puisque cette fois-ci, au lieu de devancer les événements fantaisistes qu’il narre, il les rattrape après-coup. Le Pôle Nord fut en effet atteint trois ans plus tôt par le navigateur Robert Peary. À la conquête du Pôle est donc une sorte de film-testament, l’un des derniers tours de magie de celui qui fut le père du cinéma fantastique et des effets spéciaux.
© Gilles Penso
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