ORPHÉE (1950)

Jean Cocteau propose une relecture modernisée et surréaliste de la célèbre légende mythologique

ORPHÉE

 

1950 – FRANCE

 

Réalisé par Jean Cocteau

 

Avec Jean Marais, Maria Casarès, Marie Dea, François Perier, Jacques Varennes

 

THEMA MYTHOLOGIE I MORT

Le mythe d’Orphée se promène comme un fil rouge tout au long de la carrière artistique de Jean Cocteau, se déclinant sous toutes les formes (écrits, dessins, pièces, films). En 1926, le poète en tire une pièce de théâtre riche en effets scéniques dignes de Georges Méliès, qui revisite le mythe de fond en comble et le modernise. Vingt-trois ans et quatre longs-métrages plus tard, il reprend la trame de ce spectacle pour l’adapter en film, transposant cette fois-ci l’intrigue à la fin des années quarante car, comme le dit un texte en exergue de cet Orphée réinventé, « c’est le privilège des légendes d’être sans âge ». Le rôle de l’artiste bravant la mort est confié au fidèle Jean Marais, qui fut le prince maudit de La Belle et la Bête, le Stanislas de L’Aigle à deux têtes et le Michel des Parents terribles. Dans cette relecture de la légende, plus encore que dans la pièce qui l’inspire, il est évident que Cocteau s’intéresse moins à la passion amoureuse qui lie Orphée et Eurydice qu’au voyage inéluctable dans l’au-delà, une obsession qui le guidera jusque dans ses ultimes œuvres.

Nous sommes au café des poètes, à l’aune des années cinquante. La jeunesse est fougueuse, le jazz est endiablé, le contexte est résolument contemporain, à mille lieues de l’antiquité gréco-romaine. Là, un peu en retrait de des éclats de voix et de rire, Orphée nous apparaît comme un poète célèbre et adulé, certes, mais taciturne. C’est d’ailleurs un personnage étonnamment antipathique que nous décrit Cocteau. Blasé, amer, désagréable avec son épouse Eurydice (Marie Déa, la jeune mariée des Visiteurs du soir), il semble ne présenter qu’un lien très ténu avec son modèle mythologique. Son visage ne s’éclaire finalement que lorsqu’apparaît une énigmatique princesse tout de noir vêtu (Maria Casarès) qui se déplace dans une Rolls avec chauffeur. Lorsque le jeune poète Cégeste (Edouard Dermithe) est renversé par deux motards qui prennent la fuite, la belle inconnue le fait transporter dans sa voiture et demande à Orphée de les accompagner pour faire office de témoin. Or les voilà bientôt escortés par les motards assassins. Notre héros y perd son latin. Il lui faudra du temps pour comprendre que la « princesse » est la Mort en personne. « Si j’apparaissais aux vivants tels qu’ils me représentent, ils me reconnaîtraient », lui avoue-t-elle dans sa tenue seyante de femme fatale.

De l’autre côté du miroir

La deuxième guerre mondiale n’est pas si loin, et plusieurs réminiscences du récent conflit irradient le film. L’un des moindres n’est pas la série de phrases surréalistes qu’émet la radio de la Mort, écho manifeste des messages codés de Radio Londres : « le silence va plus vite à reculons », « un seul verre d’eau éclaire le monde », « l’oiseau chante avec ses doigts », « Jupiter rend sage ceux qu’il veut perdre »… De tous ces « cadavres exquis », le plus imagé est probablement « les miroirs feraient bien de réfléchir davantage ». Car les glaces et leurs reflets jouent un rôle clé dans Orphée : ce sont les passages entre le monde des vivants et celui des trépassés. « Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va » explique l’ange Heurtebise (François Perier) à Orphée. « Du reste, regardez-vous toute votre vie dans un miroir et vous verrez la mort travailler, comme les abeilles dans une ruche de verre ». Là-bas, dans les Enfers, Cocteau nous montre une étrange bureaucratie où de vieux juges en costume-cravate statuent sur les actes des défunts, assis dans un bureau en ruines. Le lieu de tournage de ces séquences n’est pas choisi au hasard : il s’agit de la commune de Saint-Cyr-l’École, bombardée pendant la guerre. Comme à l’époque de La Belle et la Bête, le cinéaste redouble d’inventivité dans l’usage de trucages magnifiquement naïfs. Les actions en marche arrière permettent aux morts de se redresser er aux miroirs brisés de se reconstituer, les paupières peintes donnent à la Mort un regard irréel, les rétroprojections montrent deux personnages évoluer différemment dans le même décor, les mains dans du mercure simulent la traversée des parois réfléchissantes, les caméras retournées font flotter les humains dans l’espace… Dix ans après cette œuvre mémorable, Cocteau ajoutera une ultime pierre à l’édifice mythologique avec un film au titre prémonitoire : Le Testament d’Orphée.

 

© Gilles Penso



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