Une adaptation étrange du classique de Frank Herbert par un David Lynch visiblement pas dans son élément
DUNE
1984 – USA
Réalisé par David Lynch
Avec Francesca Annis, Kyle MacLachlan, Sting, Silvana Mangano, Jürgen Prochnow, José Ferrer, Linda Hunt, Freddie Jones
THEMA SPACE OPERA
Rétrospectivement, on peut penser que confier un blockbuster de science-fiction ultra ambitieux comme Dune à David Lynch, l’un des cinéastes les plus atypiques de tous les temps, était une idée incongrue. Mais en 1980, le succès critique et public d’Elephant Man place le futur créateur de Twin Peaks dans les radars hollywoodiens, au point d’ailleurs que George Lucas envisage de lui faire réaliser Le Retour du Jedi ! Dino de Laurentiis lui propose donc l’adaptation de ce monument de la science-fiction écrit par Frank Herbert, publié en 1965, lu par des millions de lecteurs, plusieurs fois primé et traduit dans 12 langues. Si le puissant producteur avait vu le premier long-métrage de Lynch, l’hermétique et malsain Eraserhead, sans doute se serait-il rapidement ravisé ! Le cinéaste trouve dans les pages du roman beaucoup d’éléments susceptibles d’entrer en résonnance avec son imagination, mais il sait aussi qu’en acceptant la proposition de De Laurentiis, il va devoir faire face au plus gros budget de sa carrière. « L’idée dicte tout », nous raconte-t-il. « Dune était un film qui impliquait une grosse équipe, un nombre énorme de gens, beaucoup de départements. Mais le concept du film réclamait naturellement de tels moyens. Si les idées qui surgissent de vous réclament une telle taille de production pour pouvoir être concrétisées, alors il faut le faire. » (1)
Adoubé par Frank Herbert, qui lui conseille de revisiter le texte original à sa guise, David Lynch tente de rédiger en vain un premier jet du scénario avec Chris de Vore et Eric Bergen, qui avaient déjà collaboré avec lui sur Elephant Man, puis réécrit sans cesse le script jusqu’à une version de 135 pages qui est enfin validée par la production. Le casting réunit plusieurs visages familiers, comme Patrick Stewart (Star Trek, X-Men), Brad Dourif (Jeu d’enfant), Jurgen Prochnow (Le Bateau), Sean Young (Blade Runner), Max Von Sydow (L’Exorciste) et même le chanteur Sting qui, malgré un rôle assez court, apparaît à l’époque dans la quasi-totalité du matériel de promotion du film, affublé d’un slip métallique du plus curieux effet. Car De Laurentiis aime à l’époque intégrer des rock stars dans ses productions de science-fiction, comme le groupe Queen qui avait largement contribué à la popularité de Flash Gordon. C’est d’ailleurs un autre groupe pop, Toto, qui est chargé d’écrire la musique de Dune. Assez curieusement, c’est en revanche un parfait inconnu qui hérite du rôle principal de Paul Atréides, l’acteur Kyle MacLachlan, alors âgé de 25 ans, que David Lynch retrouvera dans Blue Velvet et Twin Peaks. Avec ses huit plateaux de tournage érigés au Mexique, ses 17 décors immenses, ses quatre équipes de tournage à l’œuvre simultanément, ses six mois de production intensifs auxquels succèdent six mois de création d’effets spéciaux, Dune est un mastodonte dont les proportions sont de toute évidence trop titanesques pour David Lynch. Perdu au milieu d’un trop-plein de personnages qu’il ne peut que survoler au lieu de les approfondir, il peine aussi à diriger les grandes séquences de batailles. Malgré les moyens déployés – figuration massive, décors amples, pyrotechnie, cascades – il ne parvient pas à doter ces pugilats désertiques du souffle épique qu’ils méritent. Nous sommes bien loin du lyrisme grandiose d’un Lawrence d’Arabie. Car malgré la presque homonymie de leurs patronymes, David Lynch n’est définitivement pas David Lean.
Des compromis incompatibles
Bien plus que les séquences d’action, c’est la poésie affleurant dans les pages de Frank Herbert que Lynch veut s’approprier, tournant d’innombrables séquences étranges, abstraites et surréalistes. Alors qu’un premier montage de plus de quatre heures est projeté à l’équipe du film en cours de post-production, De Laurentiis tranche pour une durée maximale de 2h17. A l’issue d’une vaste opération de remontage drastique, le résultat s’avère fatalement décousu. Des séquences entières sont supprimées pour se résumer parfois à un seul plan ou une seule réplique, des voix off envahissantes s’immiscent partout dans la bande son pour tenter d’expliquer aux spectateurs ce qui se passe à l’écran. Le style et l’univers de Lynch transparaissent encore dans une poignée de moments surréalistes ayant miraculeusement survécu au montage, comme les interventions du pustuleux baron Harkonen qui semble agresser sexuellement un jeune esclave ensanglanté, ce navigateur extraterrestre qui s’envole dans le néant (un passage qu’on croirait échappé d’Eraserhead), ces nains qui pratiquent d’étranges manipulations sur une vache suspendue par les pattes, ce fœtus qui flotte dans les ténèbres… Dune est donc un film bancal, fruit de compromis souvent incompatibles, dont l’accueil au moment de la sortie fut plutôt glacial, annulant illico le projet des deux séquelles que Lynch s’était engagé à réaliser. Mais depuis, l’œuvre est devenue culte, justement parce que ses exubérances l’ont transformé en objet unique et insolite. Lynch, lui, oubliera ses frustrations en enchaînant dans la foulée l’un de ses films les plus personnels et les plus appréciés du public, produit par un Dino de Laurentiis décidément peu rancunier : Blue Velvet.
(1) Propos recueillis par votre serviteur en février 2007
© Gilles Penso