Christopher Nolan met à nouveau le cerveau des spectateurs en ébullition à travers une vertigineuse histoire de manipulation du temps
TENET
2020 – USA / CANADA / GB
Réalisé par Christopher Nolan
Avec John David Washington, Robert Pattinson, Elizabeth Debicki, Kenneth Branagh, Michael Caine, Clémence Poésy, Aaron Taylor-Johnson, Dimple Kapadia
Christopher Nolan a de la suite dans les idées. Le concept de Tenet lui trotte dans la tête depuis le début des année 2000, époque où le grand public découvrait son univers singulier avec Memento. Ces deux films ont d’ailleurs en commun un mécanisme scénaristique construit sur la double narration (en marche avant et en marche arrière). Vingt ans séparent Memento de Tenet, et pourtant chacun semble presque tendre vers l’autre, comme si le principe du palindrome (lisible dans les deux sens) existait déjà à l’état embryonnaire dans l’esprit du Nolan de la fin du vingtième siècle. Au travail sur le scénario de Tenet pendant près de sept ans, l’auteur d’Interstellar démarre le tournage de son film en mai 2019 avec à sa disposition le plus gros des budgets (estimé à plus de 200 millions de dollars). Cette enveloppe confortable lui permet de retrouver la saveur des James Bond qu’il aime tant et de faire voyager ses spectateurs, transportant ses caméras de l’Angleterre aux États-Unis en passant par l’Inde, l’Estonie, l’Italie, le Danemark, la Norvège et l’Irlande. Le principe même du film nécessite beaucoup d’effets spéciaux, mais Nolan a toujours préféré les effets physiques aux effets numériques. Du coup, Tenet comporte moins de 300 plans truqués numériquement, et lorsque le script nécessite la destruction d’un 747, c’est un véritable avion qui est pulvérisé !
À l’instar d’Inception, Tenet est un film d’espionnage qui s’appuie sur un argument de science-fiction dont les implications sont difficiles à appréhender dans leur globalité. Le personnage central (John David Washington), que nous ne connaîtrons jamais autrement que sous l’appellation de « protagoniste », est un agent de la CIA chargé d’une opération très particulière dont l’issue pourrait permettre d’éviter rien moins que la troisième guerre mondiale. La particularité de la menace est qu’elle semble venir du futur, plus précisément de gens ayant trouvé le moyen d’inverser le mouvement de certains objets, et donc le cours des événements. Pour mener à bien cette mission délicate, notre héros recrute Neil (Robert Pattison), un agent qui semble en savoir plus qu’il ne le dit, et se met sur la trace d’un dangereux trafiquant d’armes russe nommé Andrei Sator (Kenneth Branagh, impressionnant). Pour l’atteindre, il lui faut d’abord conclure un accord avec son ex-femme Kat (Elizabeth Debicki)… Voilà pour le point de départ. Bien sûr, rien ne sera simple ni linéaire dans ce récit d’espionnage qui ne présente finalement qu’un lointain rapport d’ordre cosmétique avec les aventures de l’agent 007. Pour le reste, nous nageons dans le rubik’s cube labyrinthique qui semble servir de cerveau à Christopher Nolan. Tout le scénario de Tenet repose sur la lecture de l’intrigue à la fois à l’endroit et à l’envers, comme le fameux texte latin « Sator arepo tenet opera rotas » qui se lit dans les deux sens. Chacun des mots de cette phrase énigmatique apparaît d’ailleurs dans le film pour nommer des personnages, des compagnies ou des lieux. L’une des traductions possibles de ce palindrome est « Le créateur près du sol maintien son œuvre en rotation ». De quel créateur parle-t-on ici ? De Dieu ? De Nolan ? Des deux ?
Et l’émotion dans tout ça ?
Privé de son compositeur fétiche Hans Zimmer, parti mettre en musique le Dune de Denis Villeneuve, le cinéaste cède la baguette du chef d’orchestre à Ludwig Görranson (Creed, Black Panther). Ses attaques électro-symphoniques sont puissantes, ses jeux sur les notes inversées ne manquent pas d’intérêt et l’intégration de sons organiques réels dans la bande originale crée un malaise indicible, mais l’expérience reste cérébrale, bien peu émotionnelle. Or voilà tout le problème de Tenet : Nolan fait travailler nos cerveaux mais pas nos cœurs. Il « cherche au mauvais endroit », pour paraphraser l’un des personnages de Dark City (dont les séquences d’effets spéciaux annonçaient d’ailleurs celles d’Inception). Pourtant, lorsque la scientifique incarnée par Clémence Poésy explique pour la première fois le principe des objets inversés, elle demande au protagoniste de ne pas réfléchir et de se contenter de ressentir. Nous serions tentés d’écouter ce conseil, mais ça nous est impossible, à moins de perdre totalement le fil d’un récit que l’auteur-réalisateur se complait à complexifier. Malgré la virtuosité inédite des séquences d’action, leurs enjeux nous échappent partiellement et notre implication s’en trouve amoindrie. Cette froideur demeure la faiblesse majeure du film, qui ne délivre ses informations qu’à travers d’interminables dialogues explicatifs. De fait, malgré leur charisme indiscutable, John David Washington et Robert Pattinson incarnent de simples pions se déplaçant à travers l’échiquier d’une intrigue sur laquelle ils semblent n’avoir que peu de prise. Finalement, seuls Kenneth Branagh et Elizabeth Debicki parviennent à nous toucher. Ce n’est pas un hasard : leurs personnages expriment de la colère, de la tristesse, de la peur, des failles, bref de l’émotion. Pour que Tenet fonctionne à plein régime, sans doute en aurait-il fallu un peu plus…
© Gilles Penso
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