Le film ultime sur la sorcellerie, à mi-chemin entre le documentaire professoral et la fiction fantastique spectaculaire
HÄXAN
1922 – SUEDE / DANEMARK
Réalisé par Benjamin Christensen
Avec Maren Pedersen, Clara Pontoppidan, Elith Pio, Oscar Stribolt, Tora Teje, John Andersen, Benjamen Christensen
La Sorcellerie à travers les âges, plus connu aujourd’hui sous son titre original Häxan (qu’on pourrait traduire par « Sorcière » en danois), est une œuvre atypique et inclassable. Son auteur et réalisateur Benjamin Christensen commença des études de médecine avant de se lancer dans le cinéma, d’où une appréhension presque clinique du sujet, comme en témoigne un épilogue liant le phénomène de possession avec les maladies mentales. Tournée entre 1919 et 1921, cette incursion dans le monde des adorateurs du diable prend d’abord les atours d’un documentaire assez classique. Le cinéaste commente, détaille et explique des gravures médiévales ou des reconstitutions en maquette du monde tel que l’imaginaient les civilisations anciennes. Le ton est professoral, les sources sont citées, les dessins sont même pointés avec une baguette ou un crayon.
Puis subitement, Christensen fait basculer son film dans la fiction, installant son intrigue en 1488 où un étrange rituel se prépare dans la chaumière d’une sorcière. Des squelettes d’animaux pendent au-dessus d’un chaudron fumant, prélude à une série de séquences surprenantes qui suscitèrent un scandale fort compréhensible dans la société pudibonde du début des années vingt. Car Christensen ose tout : la nudité, l’horreur, la torture, avec une liberté créatrice qui force l’admiration. Le diable apparaît très tôt sous la forme traditionnelle que nous lui connaissons, incarné par le réalisateur lui-même portant un costume et un maquillage extrêmement réussis. Aujourd’hui encore, cette créature suscite certains frissons, notamment lorsqu’elle surgit sans préavis derrière le pupitre d’un moine ou lorsqu’elle pénètre dans un couvent et fait basculer toutes les nonnes dans la folie.
La danse des adoratrices du diable
La tonalité du film étonne sans cesse, car si Christensen dénonce frontalement les horreurs commises par l’église au nom de la chasse aux sorcières (« à travers les siècles, 8 millions de femmes, hommes et enfants ont été jugés et brûlés pour sorcellerie » y apprend-on), il sature son écran de visions à faire pâlir les spectateurs les plus athées : la chevauchée nocturne d’une nuée de sorcières sur leurs balais au-dessus d’un village, la danse des adoratrices du diable devant des démons aux pattes de bouc et au front orné de cornes, un squelette de cheval qui déambule sinistrement, une démone séculaire qui mixe une potion douteuse, un diable immense qui se découpe sur fond de clair de lune, le cadavre d’un bébé saigné et plongé dans un chaudron pour le dîner, des créatures démoniaques qui surgissent du ventre d’une femme accusée d’engendrer des succubes… Astucieux, les effets spéciaux se diversifient pour mieux tromper le regard et semer le trouble. La stop-motion que Willis O’Brien allait populariser avec Le Monde Perdu et King Kong est même mise à contribution pour animer des pièces d’or ou un démon cornu déchiquetant une porte. L’impact du film réside justement dans son travail d’équilibre permanent entre une approche purement documentaire et une mise en scène spectaculaire des phénomènes surnaturels, cocktail osé qui allait faire ses preuves plus de cinquante ans plus tard avec L’Exorciste.
© Gilles Penso
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