A travers ce récit d'hommes se métamorphosant en champignons monstrueux, le réalisateur de Godzilla dresse un portrait pessimiste de la nature humaine
Entre deux films de science-fiction généreux en monstres géants et en exubérances, King Kong contre Godzilla et Ataragon, Inoshiro Honda marque une rupture de ton surprenante en réalisant Matango, un film pessimiste, oppressant et désenchanté dont la noirceur n’est pas sans évoquer celle du tout premier Godzilla. Comme pour matérialiser cette rupture, Honda joue la carte du contraste abrupt dès les premières minutes de Matango. Après un prélude anxiogène au cours duquel un homme contemple Tokyo depuis la fenêtre de sa chambre, hanté par un souvenir traumatisant, le générique démarre en fanfare sur une musique enjouée évoquant les comédies légères des années 60, tandis qu’à l’écran un yacht fend les eaux bleues estivales. A son bord se trouvent le capitaine Naoyuki, son second Senzô, ainsi que cinq vacanciers japonais en mal d’évasion : le richissime Masafumi Kasai, la chanteuse professionnelle Mami, le romancier Yoshida, le professeur de psychologie Kenji et l’étudiante Akiko. Tous quittent Tokyo pour un séjour placé sous le jour de la détente, et le film prend presque des allures de comédies musicales lorsque Mami se met à pousser la chansonnette en s’accompagnant d’un ukulélé.
Mais ce n’est qu’une accalmie précédant la tempête. L’expression est d’ailleurs à prendre ici au pied de la lettre, puisqu’un violent orage éclate en pleine nuit et endommage sérieusement le beau voilier, provoquant sa lente dérive au milieu de l’océan, jusqu’à une île tropicale enveloppée dans un épais brouillard. A partir de là, le rêve se mue progressivement en cauchemar, Inoshiro Honda construisant une atmosphère poisseuse et lugubre qui ne quittera plus le spectateur jusqu’à la fin du métrage. La maestria du cinéaste nous frappe lors de cette vision sinistrement poétique d’une épave de navire se découpant sur le sable embrumé, vers laquelle se dirigent pesamment les sept naufragés. L’intérieur du bâtiment abandonné, recouvert d’une étrange moisissure, leur sert de refuge. Au fil des jours qui s’égrènent, et de la vaine quête de nourriture sur cette île isolée, le huis clos devient accablant, le vernis craque, la tension sexuelle augmente (deux femmes pour cinq hommes, le déséquilibre est périlleux) et les vraies personnalités affleurent. L’égoïsme et la lâcheté s’avérant prédominants, on peut affirmer sans risque que Matango est une œuvre profondément misanthrope, ou tout du moins très pessimiste quant à la nature humaine.
L'expression primaire des instincts les plus bas
Du coup, le mot exotique qui sert de titre au film – et qui désigne ici un homme perdant son humanité – autorise deux niveaux de lecture. Au premier degré, il s’agit de la lente mutation des naufragés se changeant en champignons humains à l’issue d’une douloureuse métamorphose. Au second, c’est l’expression primaire des instincts les plus bas. De véritables scènes de terreur ponctuent Matango, de l’attaque des « zombies » mi-hommes mi-végétaux envahissant le navire à la forêt de champignons géants qui prend vie pour assaillir les survivants. Bien sûr, derrière cette mutation se cache la peur du péril nucléaire, un traumatisme qu’Inoshiro Honda trimballe depuis ses jeunes années sur le front et qui donna naissance, neuf ans plus tôt, au plus célèbre des monstres nippons.
© Gilles Penso
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