Dans un monde rétro-futuriste indéterminé, les habitants d'un vieil immeuble partagent un lourd secret…
DELICATESSEN
1991 – FRANCE
Réalisé par Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro
Avec Dominique Pinon, Marie-Laure Dougnac, Jean-Claude Dreyfus, Karin Viard, Ticky Holgado, Rufus, Howard Vernon
THEMA CANNIBALES
Derrière chaque plan de Delicatessen transparait l’intelligence et l’inventivité de ses deux auteurs, spécialisés jusqu’alors dans les courts-métrages à mi-chemin entre le fantastique et la comédie, notamment le savoureux Foutaises et le post-apocalyptique Bunker de la Dernière Rafale. On ne s’étonne donc guère de retrouver ces deux composantes dans leur premier long-métrage, un véritable OVNI qui pose les jalons de toute l’œuvre à venir du metteur en scène Jean-Pierre Jeunet et du directeur artistique Marc Caro, alors complices inséparables signant conjointement tous leurs films. Delicatessen se situe en un lieu et une époque indéterminés. Nous sommes visiblement au lendemain d’une guerre, dans un univers temporel parallèle évoquant à la fois les années 40 et un futur hypothétique.
Là, au beau milieu d’un terrain vague trône un vieil immeuble sinistre, dont les étranges occupants, affamés en ces temps de vaches maigres, semblent partager un lourd secret. Tous sont clients d’un charcutier bourru incarné par Jean-Claude Dreyfus, dont la boucherie est installée au rez-de-chaussée du bâtiment, et dont l’enseigne « delicatessen » arbore un cochon dodu. Une publicité quelque peu mensongère, car le bétail se fait rare, et la viande est directement prélevée sur les nouveaux arrivants de l’immeuble. Le dernier en date ayant été mué en steak après une course-poursuite décrite en quelques minutes au cours du prologue du film, un ex-clown du nom de Louison (Dominique Pinon) se propose pour occuper l’appartement désormais vacant. Pas bien grassouillet, il attire pourtant les estomacs de tous les voisins cannibales… Jusqu’à son coup de foudre avec Julie (Marie-Laure Dougnac), la fille du boucher, une douce rêveuse mélomane et myope comme une taupe.
Poésie surréaliste, humour cartoonesque et noirceur cynique
Cette fable cruelle, fantastique et humoristique se distingue d’emblée par ses qualités formelles et artistiques. La magnifique photographie de Darius Khondji baigne constamment dans le sepia et les prises de vues acrobatiques rappellent les délires visuels de Sam Raimi ou des frères Coen. « Chez moi, le choix des cadrages a toujours été primordial, d’où l’usage du storyboard », explique Jean-Pierre Jeunet. « Ensuite vient le travail sur la couleur. J’aime naturellement les couleurs chaudes parce qu’elles induisent une espèce de chaleur chez les personnages ». (1) Thématiquement, on peut aussi percevoir des réminiscences de Brazil, en particulier à travers l’intervention des Troglodistes, des rebelles qui vivent dans les égouts et refusent de manger de la viande. Mais la subtilité du scénario et l’originalité de sa mise en image évacuent rapidement tout élément de comparaison, Delicatessen s’avérant un spectacle inédit, comme l’annonce d’emblée son générique de début, diablement inventif. Et puis il y a ces nombreuses séquences inoubliables, osant le grand écart entre la poésie surréaliste (Louison et Julie qui jouent du violoncelle et de la scie musicale sur le toit de l’immeuble), la noirceur cynique (les tentatives de suicide répétées d’une des locataires, reposant sur des réactions en chaîne improbables) et le délire à la limite du cartoon (l’incroyable séquence où tous les voisins s’activent sur un tempo identique, du couple qui fait l’amour jusqu’aux artisans qui fabriquent des boîtes à faire « meuh », en passant par Louison qui peint un plafond et une ménagère qui nettoie son tapis). Bref, un très bel exercice de style, et la promesse de maintes perles cinématographiques à venir.
(1) Propos recueillis par votre serviteur en septembre 2009
© Gilles Penso